Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juin 2018 (volume 19, numéro 6)
titre article
Margaux  Van Uytvanck

Ce que la critique d’art doit à la philosophie

Claire Fagnart, La Critique d’art, Saint‑Denis : Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2017, 175 p., EAN 9782842925932.

1L’ouvrage La Critique d’art, publié dans la collection « Libre cours » des Presses Universitaires de Vincennes, explore un champ fondamental de l’histoire de l’art trop souvent relégué au second plan : le discours sur l’art. Au regard de la pléthore d’ouvrages d’histoire de l’art dédiés aux mouvements, artistes, écoles « nationales », et, plus récemment, aux galeristes, mécènes et collectionneurs, force est de constater que la critique d’art est le parent pauvre des études consacrées aux différents métiers de ce que Howard Becker a appelé « le monde de l’art1 ». Claire Fagnart, enseignante‑chercheure à l’Université Paris 8 Vincennes‑Saint‑Denis et spécialiste des discours sur l’art, réussit un premier tour de force en abordant le sujet dans une perspective globale, dépassant la pratique monographique habituelle qui se focalise sur un critique d’art individuel ou sur la critique d’art d’un mouvement artistique précis. À travers une étude au croisement de l’histoire de l’art et de la philosophie, l’auteur fournit de nouvelles clefs conceptuelles pour aborder la nature et le rôle de la critique d’art.

2Dès l’introduction, l’auteur affirme son postulat de départ : « approfondir comment les textes critiques (fonctions, critères de jugement, méthodes) sont déterminés par les positionnements philosophiques et esthétiques des rédacteurs » (p. 6). La question est audacieuse, puisqu’elle implique qu’il n’existe pas « une » critique d’art, mais, au contraire, plusieurs façons d’écrire sur l’art en fonction des conceptions philosophiques, esthétiques et artistiques des rédacteurs et du type de savoir présenté aux lecteurs.

3L’auteur a choisi de focaliser ses recherches sur la critique d’art de la période allant de la fin du xixe siècle à nos jours. Ce balisage temporel n’est pas anodin. En effet, la fin de siècle est marquée par une série d’innovations techniques et esthétiques qui vont durablement marquer l’art occidental et donner naissance, successivement, à l’art moderne et contemporain. Le concept « art » s’élargit tout au long du xxe siècle pour inclure des pratiques aussi diverses que l’abstraction, le ready‑made, la performance ou encore l’installation. L’auteur démontre de manière convaincante que la critique d’art en tant que genre littéraire a, elle aussi, été ébranlée par ce nouvel ordre artistique, et que ses évolutions internes sont tributaires des expérimentations artistiques de son époque.

Une typologie de la critique d’art

4Le livre est articulé autour de quatre chapitres correspondant aux quatre types de critiques définis par Claire Fagnart : les critiques fondationnalistes, perspectivistes, constructionnistes, et, enfin, la critique‑postulat. Chaque chapitre est introduit par un tableau récapitulatif qui situe les différents types de critiques les unes par rapport aux autres. Si ces tableaux peuvent, à première vue, effrayer des lecteurs peu habitués au langage philosophique, ils se révèlent, au fil de la lecture, d’une clarté exemplaire, à l’image du texte. L’attention portée à la pédagogie par l’auteur fait de cet ouvrage, accessible à tous, un outil fondamental pour les historiens de l’art intéressés par l’art moderne et contemporain.

5La première notion prise en compte par l’auteur dans sa typologie est la relativité ontologique, c’est‑à‑dire la perception d’un objet d’art par les critiques. Celle‑ci s’étend d’une vision de l’objet d’art comme entité indépendante à une incertitude ontologique. La deuxième notion concerne la valeur épistémique du discours, allant du réalisme épistémique au design épistémique. Tout le talent de l’auteur réside dans sa capacité à présenter un éventail de postures philosophiques et esthétiques à partir de ces deux notions. Pour le dire autrement, à travers ces questions, Claire Fagnart interroge la conception philosophique de l’objet d’art, d’une part, et d’autre part, le rôle accordé au discours par son auteur. Plus largement, cette catégorisation offre de nouvelles pistes de réflexion sur la manière dont la critique pense et écrit l’art de son temps.

6Parmi les approches critiques les plus radicales, l’auteur distingue les critiques fondationnalistes. Basées sur une conception ontologique de l’objet d’art et écrites dans un souci de réalisme épistémique, ces critiques postulent que l’objet d’art est une entité indépendante, possédant des qualités intrinsèques immuables. L’œuvre est sacralisée et isolée du commun des mortels. L’étude de l’œuvre d’art ne prend en compte ni le contexte socio‑politique dans lequel elle a été créée, ni les conventions qui ont régi à sa création. À cette conception ontologique radicale s’ajoute une croyance dans la capacité des êtres humains à décrire l’œuvre de manière adéquate. Cette posture de réalisme épistémique (appelée « critique‑vérité » par l’auteur) ambitionne de saisir la vérité de l’œuvre, la seule, l’unique. Elle n’accepte dès lors pas le doute, l’hypothèse ou l’interprétation. L’auteur démontre à quel point cette conception, qui fut notamment celle de Clement Greenberg, grand défenseur de l’expressionnisme abstrait américain, est paradoxale : si une œuvre est une entité indépendante et qu’elle contient en soi toute la vérité, pourquoi encore élaborer un discours et parler à sa place ? Face à l’impossibilité du discours à saisir l’œuvre et en l’absence de toute autoréflexivité, la critique se retrouve dans une impasse qui mène, inexorablement, au silence.

Artistes & critiques : une évolution parallèle

7A l’autre extrême de son éventail méthodologique, l’auteur met en perspective ce qu’elle nomme les critiques constructionnistes.À l’opposé des critiques fondationnalistes, les critiques constructionnistes remettent en question l’ontologie de l’objet et peuvent mener à un anti‑réalisme philosophique. L’existence d’une réalité en dehors des perceptions humaines est niée : l’objet n’existe que si on le perçoit. Selon cette approche ontologique, l’objet n’existe pas en tant que tel mais parce qu’il est « instancié », c’est‑à‑dire activé. Par exemple, une partition musicale ne devient œuvre d’art que lorsqu’elle est jouée, et l’œuvre qui en résulte change en fonction du contexte où elle est instanciée. Cette approche va de pair avec un design épistémique ou, pour le dire autrement, le fonctionnement de l’objet d’art est interrogé en fonction du contexte de son activation. Le texte sur l’œuvre n’a plus uniquement un caractère informatif, il participe à la formation de l’œuvre et coexiste avec l’œuvre elle‑même. Dans ce cas‑ci, « la proposition discursive est construction de l’œuvre » (p. 104). Cette suprématie linguistique du discours se comprend également au travers du linguistic turn qui a marqué le monde académique au xxe siècle.

8Le parallèle entre le développement de la critique constructionniste et l’évolution de l’art au xxe siècle est frappant. En effet, les artistes se sont, eux aussi, interrogés sur l’ontologie de l’œuvre d’art. Comme l’auteur l’écrit, ce tournant « a généré des œuvres imperceptibles, des œuvres ayant renoncé à être des entités closes, des œuvres ayant perdu leur unité organique et dont l’auteur peut être un « nous », un collectif, un ensemble de personnes : des œuvres qui font écho, activent, interrogent l’incertitude ontologique » (p. 99). Ce changement de paradigme s’illustre par l’émergence de nouvelles formes d’art telles que le happening, la performance ou encore l’art conceptuel. Dès lors, en filigrane, c’est le statut de l’artiste qui est également interrogé et remis en question. Puisque la critique et le public sont conviés à participer à l’élaboration de l’œuvre, l’artiste perd le rôle central dans l’acte de création. Cette modification des rôles s’exprime également dans la spatialité du processus d’exposition avec l’émergence d’espaces hybrides, qui ne sont ni des galeries, ni des musées ; ni tout à fait publics ni tout à fait privés. L’art s’expose désormais dans des lieux éphémères ou inattendus, à l’image du Land Art qui envahit la nature ou des happenings s’appropriant l’espace public. Cette description d’un nouvel ordre artistique marqué par une fluctuation des frontières internes fait irrémédiablement penser à une figure comme celle de l’artiste belge Marcel Broodthaers. Celui‑ci s’autoproclama directeur du fictif Musée d’Art Moderne, Département des Aigles (1968‑1972), installation protéiforme qui jouait avec les normes et les conventions du monde de l’art. Un monde de l’art dont l’artiste connaissait les arcanes pour y avoir exercé une multiplicité de rôles, dont celui de critique d’art2.

9Les différents types de critiques élaborés par Claire Fagnart sont présentés de manière claire et précise. Toutefois, le texte aurait encore gagné en lisibilité par l’incorporation d’un plus grand nombre d’exemples illustrant la catégorisation des différents types de critiques d’art. L’auteur mobilise bien sûr des critiques célèbres comme Arthur Danto ou le précité Greenberg ; il y a aussi quelques références à des œuvres connues qui illustrent bien le propos de l’auteur, comme le fameux 4’33 de John Cage (1952) ou encore la Fontaine de Marcel Duchamp (1917)3. Il aurait été intéressant d’y inclure des exemples de critiques européens qui furent également confrontés à l’émergence de nouvelles pratiques artistiques tout au long du xxe siècle. Néanmoins, le choix méthodologique de l’auteur permet d’envisager cet ouvrage avant tout comme une « boîte à outils » théorique particulièrement riche que le lecteur pourra ensuite appliquer aux textes de critique d’art qu’il ou elle rencontrera dans le futur.

10En conclusion, l’ouvrage de Claire Fagnart ajoute un niveau de lecture supplémentaire à l’analyse de la critique d’art comme format littéraire. L’auteur réussit à appliquer un vocabulaire philosophique complexe à l’histoire de l’art de manière claire, structurée et pédagogique. Sa réelle maîtrise du sujet permet de poser un regard différent sur la critique d’art de la fin du xixe siècle à nos jours.