Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Juin 2018 (volume 19, numéro 6)
titre article
Sybila Guéneau

Le polar hors-la-loi ?

Marion Glauser, Le polar hors-la-loi ? René Belletto : le genre en question, Archipel Essais, Lausanne, Université de Lausanne, 2017, 120 p., EAN 9782940355235.

1René Belletto est un auteur français dont l’œuvre a eu une certaine reconnaissance médiatique et institutionnelle mais qui demeure aujourd’hui peu connue du grand public. Elle se caractérise par la pluralité des genres littéraires explorés, de l’essai à la poésie, en passant par le roman policier. C’est à cette partie de l’œuvre de Belletto que s’intéresse Marion Glauser dans son ouvrage Le polar hors‑la‑loi ? René Belletto : le genre en question. Issu d’un mémoire de Master soutenu à l’Université de Lausanne et consacré aux trois romans qui constituent « La trilogie lyonnaise » de Belletto, l’ouvrage s’applique d’abord à expliciter la trajectoire littéraire du romancier et son attachement au roman noir en tant que genre, pour s’attarder à la question de la ville, élément central de la trilogie lyonnaise — et stéréotype connu des romans policiers contemporains.

2Le travail de M. Glaser nous invite à poser la question des rapports du roman policier avec l’institution littéraire, et à examiner la tension existante entre l’œuvre de Belletto et le genre noir dans le contexte précis de la France contemporaine d’après mai 68. Si les trois ouvrages qui composent la trilogie (Le Revenant, Sur la terre comme au ciel et L’Enfer) tiennent du roman policier en termes de narration, d’intrigue et de reprise d’éléments canoniques du genre, ils sont publiés dans la collection « blanche » des éditions P.O.L. Belletto a par ailleurs reçu en 1984 le Grand Prix de Littérature Policière pour Sur la terre comme au ciel, alors publié à la Librairie Générale Française dans la collection Livre de Poche.

Trajectoire de René Belletto

3C’est bien avec la réception de prix que Belletto accède à une grande diffusion et se fait connaître comme auteur de romans policier. Après le Grand Prix de Littérature Policière, le romancier reçoit les prix Inter et Femina pour L’Enfer. Ces prix lui sont décernés au lendemain de la publication d’un premier ouvrage d’aphorismes, lequel ne bénéficiera pour sa part d’aucun vrai relais médiatique.

La question du genre policier

4Dès son introduction, M. Glauser met en doute l’affiliation de la trilogie lyonnaise au genre du roman policier, en s’interrogeant sur le style du romancier. Les années 80 voient se développer comme on le sait une production croissante de polars, dont certains sont qualifiés de « néo‑polars », c’est‑à‑dire des romans noirs dont la spécificité serait de jouer sur les codes du genre, tout en se livrant à une critique acerbe de la société contemporaine au prisme de son envers : le crime. C’est en regard de cette popularité nouvelle du genre littéraire noir et du nombre d’études qui lui sont désormais consacrées que l’on peut réfléchir à la particularité du style de Belletto et à la manière dont il joue sur les codes et les stéréotypes du roman noir. Ce faisant, l’auteur ne fait pas que se référer au genre, mais il s’y inscrit dans une certaine mesure.

5Plus largement, l’ouvrage de M. Glauser aborde la question de la légitimité d’une hiérarchisation littéraire selon laquelle le roman policier ne serait qu’un genre purement divertissant. Par le biais de l’étude sur Belletto, M. Glauser entend montrer, justement, que cette conception est biaisée. Dans les années 80, la distinction est posée de manière encore très virulente et il serait possible de l’affilier à un morcellement de plus en plus marqué de la société française en strates et classes sociales. M. Glauser met alors en lumière qu’il était inconfortable de voir un auteur flottant, ne s’inscrivant pas dans un genre précis. Cela invite directement à considérer la dimension politique du roman policier qui se fait également commentaire à charge de notre société, pointant à travers la violence ses dysfonctionnements politiques et sociaux et nous renvoyant une image sombre et pessimiste de la réalité. Cependant, cette dimension semble quelque peu absente de l’œuvre de Belletto, nous y reviendrons.

Le polar & ses stéréotypes

6Qu’est‑ce qui, au sein d’un roman, nous permet de déduire qu’il s’agit d’un roman policier ? Et, plus particulièrement, d’un roman noir ? Dans les années de publication de la trilogie lyonnaise, le polar français est déjà bien implanté dans le paysage littéraire, la grande époque des films noirs ayant abondamment nourri l’imaginaire populaire relatif au genre. S’agit‑il donc d’une ambiance, d’un type de personnages ? Belletto affirme lui‑même que ses livres « ont un côté cinéma ». Son roman Sur la terre comme au ciel, par exemple, multiplie les références au cinéma, et en particulier au cinéma noir, permettant tout de suite au lecteur de référencer l’univers de l’auteur au travers de ce qu’il en connaît.

7Cependant cette appartenance générique ne semble pas être revendiquée par l’auteur qui s’explique clairement sur la question :

Moi, j’écris des livres. Après, forcément, les gens ont envie de savoir s’il faut les ranger dans leur bibliothèque sous “polar”, “littérature romande”, … C’est le souci des libraires, c’est le souci des critiques, c’est même le souci des lecteurs mais ce n’est en tout cas pas mon souci1.

8Est‑ce parce que l’étiquette de « paralittérature » colle encore à la peau de l’écriture de genre ? On peut penser à la définition donnée par Tzvetan Todorov de l’œuvre littéraire : par la négative, une œuvre non‑littéraire ne peut évoluer hors du carcan imposé par sa qualification générique, ne jouit d’aucune originalité et est vouée à reproduire infiniment les mêmes effets sur le lecteur que les ouvrages qui l’ont précédée.

9Dans la trilogie lyonnaise de Belletto, ou sa trilogie plus tardive appelée « trilogie Michel Rey » (Régis Mille l’Eventreur, Ville de la peur et Créature, publiée entre 1997 et 2000) il ne s’agit plus seulement de références au genre, mais de l’usage de ses procédés les plus canoniques (on suit un jeune inspecteur, il y a des crimes à résoudre, etc.). Les personnages bellettiens sont mêmes plutôt stéréotypés, à l’instar du héros perdu qui contemple la ville d’un regard pessimiste ou désabusé. Cela n’est pas sans rappeler l’Op de Dashiell Hammett ou le Lloyd Hopkins d’Ellroy. Comment expliquer, dès lors, le flou qui accompagne non seulement la logique de publication de l’auteur mais également la manière dont il parle lui‑même du genre à propos des ouvrages de la trilogie lyonnaise ?

10Belletto insiste bien plus sur un procédé créateur en évolution plutôt qu’une requalification générique stricte. Celui‑ci n’est pas sans lien avec le lieu de résidence de l’auteur et, partant, avec la problématique de la ville qui irrigue largement son œuvre « policière ». On pourrait considérer avec M. Glauser son rapport aux stéréotypes comme une possibilité d’hybrider les genres et, ainsi, les transcender. Cette idée d’hybridation n’est par ailleurs pas étrangère au polar contemporain, puisqu’elle est évoquée par des auteurs comme Jean‑Patrick Manchette, notamment dans les Chroniques, mais également par Natacha Levet, citée par M. Glauser dans un article: « l’hybridité comme la dissolution générique signalent la volonté du roman noir de se dégager du carcan générique, d’expérimenter les possibles, de transcender les catégorisations2 ».

11C’est l’occasion ici de s’interroger sur le stéréotype dans le roman noir et sur la manière dont il situe le genre vis‑à‑vis de l’institution littéraire. Cette problématique intéresse l’œuvre de Belletto en ce que ses logiques de publication forment le questionnement de départ de l’ouvrage. Il faut préciser que le roman noir en France a éveillé l’intérêt de la critique non seulement parce qu’il s’agissait d’une production de masse (les nombreuses collections qui lui sont dédiées comme la Série Noire l’attestent), mais aussi parce que son intérêt littéraire, au même titre que la littérature blanche, devenait indéniable. Après 1968, les genres de la « paralittérature », considérés comme divertissements plus ou moins légers, au mieux inoffensifs au pire nuisibles, sont associés à la contre‑culture — contre‑culture brandie contre les valeurs de la société bourgeoise. « Le polar anglo‑saxon, dont les traductions abondent alors, donne au roman policier une nouvelle dimension : par sa violence, son rapport avec la mort, sa tension entre ordre et désordre, il devient l’expression d’une contestation radicale3. » Ce n’est que dans la seconde moitié du xxe siècle en France que des auteurs connus de « littérature blanche » se lancent dans l’écriture de romans policiers, y décelant un intérêt pour une écriture genrée, sur laquelle un travail d’écriture et d’analyse pouvait être réalisé. Les romans noirs fonctionnent par conséquent sur un mode dialogique, dans la mesure où ils sont le cadre de prouesses narratives et linguistiques avec, par exemple, le recours à l’argot et de manière plus générale à l’oralité dans l’écriture.

Le polar hors-la-loi

12On ne peut le nier : la subordination de la paralittérature à la « littérature » reste une contrainte dans le champ de la critique littéraire, qui reconduit à sa façon le partage aristotélicien entre genres nobles et genres vulgaires. Une étude du roman policier doit donc toujours se placer vis‑à‑vis de cette classification, une tension explorée au cœur de la deuxième partie de l’ouvrage de M. Glauser. Cette idée se révèle paradoxale en ce qui concerne les littératures du xxe et xxie siècles car elles ont de plus en plus tendance à se définir par rapport à une transcendance des genres et de leur hiérarchie. Marc Lits écrit ainsi dans un article consacré à la porosité entre littérature noire et littérature blanche :

De nombreux auteurs policiers se font aujourd’hui reconnaître par des publications plus légitimées, ce qui pose la question de l’organisation interne du genre romanesque, et de la position ambiguë du roman policier au sein de l’institution littéraire. Si l’exemple de Simenon est significatif de ces jeux de distinction, les formes de légitimation sont plus aisées depuis que le Nouveau Roman a affiché, non sans ambiguïté, son intérêt pour le genre policier. Même si les frontières sont aujourd’hui plus poreuses, la littérature française reste davantage cloisonnée que d’autres littératures européennes ou américaines4.

Faut-il dépasser le genre ?

13Plutôt que de se borner à opposer la question de l’appartenance à une littérature de genre ou à la « grande littérature », il s’agirait dans le cas du roman policier de considérer en quoi celui‑ci participe de plusieurs genres littéraires, notamment dans sa forme la plus contemporaine. Il ne s’agit pas ici de se livrer à un jugement de valeur mais de voir comment cette catégorisation générique pourrait être dépassée dans le cas de Belletto.

14Si l’on suit l’idée de T. Todorov, le stéréotype et les schémas figés cloisonnent l’ouvrage, ne lui permettant pas de jouir de l’originalité qui caractérise l’œuvre littéraire. Dans le cadre du roman noir, une œuvre qui serait « à la limite » du genre auquel elle se rattache, précisément parce qu’elle subvertit ses stéréotypes, produira un effet de surprise pour le lecteur ; ce dernier étant l’un des ressorts narratifs du roman noir (le moment du dévoilement du coupable, de la trahison de l’un des personnages par exemple). Le stéréotype, au lieu de maintenir l’œuvre dans une répétition divertissante, ne permet‑il pas de dire ce monde en transformation, garantissant au roman noir sa pertinence ? Interrogé sur ce point, Belletto s’oppose à sa façon au postulat de Todorov :

En tant que lecteur, jadis de polars et de récits fantastiques, j’ai été frappé par ces œuvres présentant sous une forme explicite des motifs qui ont eu un écho profond en moi […]. Puis, j’ai trouvé des éléments semblables dans des œuvres qui n’appartiennent en rien — ou peu — à une quelconque littérature de genre : Poe, Gogol, Kafka, James, Dostoïevski, Dickens, Mann, etc.5

15Les exemples qu’il choisit mettent effectivement en doute l’idée qu’il n’y aurait aucune porosité entre les genres, ou entre littérature et paralittérature. Ces motifs dont parle Belletto pourraient être envisagés non plus comme des stéréotypes qui cloisonnent l’œuvre mais davantage comme une voie lui permettant de s’ouvrir à une intertextualité pertinente, qui est le propre des grandes œuvres littéraires.

René Belletto & le néo‑polar

16S’il est un genre que M. Glauser aborde peu dans son ouvrage, c’est bien celui du néo‑polar. Le terme même de « néo‑polar » est très révélateur : la crise de mai 68 et la réalité économique et sociale qui lui succède ont un impact sur la culture, la littérature, et, partant, sur le polar français. Un besoin de renouvellement se fait alors sentir : le néo‑polar procèdera d’une variation sur les codes bien établis du roman noir, un jeu sur ses clichés, ses stéréotypes et sur la narration elle‑même, en réponse à la crise littéraire établiepar le Nouveau Roman.

17Les romans de Belletto semblent pourtant présentés comme jouant des codes et subvertissant l’appartenance à un genre par son style et ses motifs. D’une certaine manière, il n’écrit pas non plus de « polars classiques » au sens de Simenon ou de Léo Malet par exemple. C’est pourtant bien à l’époque où écrit Belletto que la remise en question du carcan générique et de la structure « figée » du schéma narratif policier est la plus forte. L’écrivain ne reste pas étranger à ce mouvement, même s’il exprime une position ambivalente à l’égard du roman noir.

18La dimension politique dans l’œuvre de Belletto est, selon M. Glauser, pratiquement absente de la trilogie lyonnaise. On pourrait objecter ici que les stéréotypes du roman policier et du roman noir ont leur source dans un questionnement politique du monde. J.‑P. Manchette dira d’ailleurs : « Le polar est la grande littérature morale de notre époque6 ». À ce propos, Benoît Tadié écrit :

Dans le polar, comme dans les saturnales d’autrefois, la société semble se renverser sur elle‑même, en exposant ses fondements à la vue de tous. Et ce qu’elle donne à voir n’est pas très beau : lapolitique y est contrôlée par des gangs, le capital sort des maisons closes, les stars sont liées au milieu, la justice à la criminalité7.

19Si le polar parle de crimes, il parle aussi de dérèglements sociaux, qui trouvent leur origine dans le terreau politique et économique de la société contemporaine. Chez Belletto, si la dénonciation politique n’est pas le sujet premier du roman, l’auteur se pose toutefois la question d’un monde « qui va mal ». Dans L’Enfer, dernier volet de la trilogie lyonnaise, le personnage principal se retrouve ainsi mêlé à une machination criminelle par désœuvrement et par désespoir, comme si le crime et la violence devenaient une manière de répondre à l’immobilité du monde et à la perte d’inspiration créatrice. Dans Sur la terre comme au ciel, les rapports amoureux sont intimement liés à des rapports de pouvoir et à des rapports de classe. En outre, ils mènent au meurtre, encore une fois provoqué par la marchandisation des sentiments et la déception du monde tel qu’il est. De ce point de vue, si la contestation n’est pas radicale, l’œuvre de Belletto met en scène des villes mortes, vides, des personnages qui s’ennuient et pour qui le meurtre devient, si ce n’est une réponse, un moyen d’expression. Cela permet au lecteur de jeter sur le monde et sur nos environnements métropolitains un regard particulièrement pessimiste et violent.

20Les objets ont également une place très importante dans les romans de Belletto, notamment dans L’Enfer, dans lequel le personnage ne peut ouvrir son frigo qu’à l’aide d’un marteau ; la présence de ces deux objets devenant entêtante, obsédante. Ce n’est pas sans rappeler la profusion des objets et des marques chère au néo‑polar, et au roman noir avant lui, replaçant le lecteur dans la société de consommation qui l’envahit. Chez Belletto, la présence forte des objets contraste ainsi de manière saisissante avec des personnages souvent aux prises avec leur vide intérieur. Le jeu sur les codes du roman noir permet à Belletto de sortir du genre tout en posant les questions politiques qui lui sont inhérentes d’un côté et de nouer de l’autre un rapport intéressant avec la production contemporaine de néo‑polars.

Rupture avec le roman noir

21Dans la suite du chapitre concernant l’usage des stéréotypes dans la trilogie lyonnaise, M. Glauser analyse les éléments qui, dans l’œuvre de Belletto, s’éloignent du roman noir, tout en renforçant la difficulté à inscrire la démarche de l’auteur dans un genre précis : Belletto reste un « inclassable ». Elle insiste notamment sur la manière dont l’auteur introduit le suspense dans ses romans, renvoyant ainsi à une tradition du roman policier. Celui‑ci est perçu comme un procédé ambivalent, car la manière dont il structure le récit a pu être renvoyé à un procédé commercial visant, par exemple, à acheter les tomes suivant d’une série. Belletto joue cependant habilement avec le suspense et avec la manière dont le meurtre fait irruption dans la narration. Dans le roman policier classique, et par la suite dans le roman noir, le schéma narratif classique fait entrer le lecteur dans la diégèse via le meurtre, réellement traité comme un élément déclencheur.

22Un exemple intéressant de déconstruction de ce schéma dans l’œuvre de Belletto est isolé par M. Glauser dans L’Enfer. Le narrateur annonce en effet son suicide dès le début du roman et se donne une sorte de défi personnel (il ne se tuera pas si une femme répond favorablement à ses avances dans un café). Cette plongée dans la psyché du personnage rompt avec le genre noir, dont la visée est au contraire de s’affranchir des considérations d’ordre psychologique afin de replacer l’homme dans son environnement qui s’avère problématique. À propos de l’incipit classique du roman policier, Marion François écrit :

À l’initiale du texte, le cadavre, en tant qu’événement absolu, permet une entrée dans le récit in medias resvraisemblable, à l’image des faits divers des journaux, favorisant le processus d’« embarquement » du lecteur. Phénomène d’ailleurs curieux : le cadavre figure crûment la violence souvent voilée de l’incipit, dont le caractère arbitraire transparaît dans ce corps mort de « mort non naturelle », victime tombée dans le piège de la confiance, comme le lecteur8.

23Belletto accorde quant à lui une place importante aux réflexions intérieures de ses personnages, souvent aux prises avec une dépression ou un dilemme émotionnel. L’incipit du roman noir a également vocation à montrer au lecteur dans quelle mesure la violence est omniprésente : on ne le ménage pas. Elle est le commencement et la fin de tout roman noir. Dans le cas de Belletto, la manière de contourner l’incipit classique en le laissant à la charge des pensées du personnage est une tournure intéressante qui l’éloigne du pacte noir.

24Par ailleurs, il faut prendre en compte les critères de publication et de diffusion que sont ceux des collections policières de l’époque, et notamment de la Série Noire. Les contraintes de vente et la « patte » de la collection favorisent des romans courts, denses au niveau de l’action et peu descriptifs, sur le modèle des hard‑boiled américains. Ainsi, de nombreux auteurs français comme américains ont vu leurs ouvrages tronqués allègrement de tous les passages trop longs, trop descriptifs, trop « psychologisants ». Dans un tel contexte, les romans de Belletto entrent en dissonance avec le « modèle Série Noire » et sont, de fait, écartés du genre roman noir. De plus, son histoire particulière avec la maison d’édition P.O.L., explicitée au début de l’ouvrage par M. Glauser, permet d’éclairer ses choix de publication. Les romans policiers de Belletto ont finalement peu à voir avec des romans noirs au sens où on l’entend pendant les années 80 et 90 en France. Et l’auteur reste une personnalité à part dans le paysage littéraire aujourd’hui encore.

L’humour chez Belletto

25Présentés comme résolument drôles, les romans de Belletto sont pourtant éloignés des polars humoristiques de la même époque, notamment de ceux de Frédéric Dard ou encore de Charles Exbrayat. Le trait humoristique est également très présent dans le néo‑polar, mais sous une forme noire et cynique qui vise à rendre compte de l’absurdité du monde et de son fonctionnement, dans la lignée du théâtre de l’absurde. Il s’agit alors pour M. Glauser d’envisager, dans ce chapitre, comment cette dimension humoristique est aussi une manière pour Belletto de dépasser les carcans du genre et de poser la question de leur pertinence même.

26Dans la trilogie lyonnaise, l’humour émane d’abord de la position distanciée du narrateur face à l’action, renforcée par les incursions dans la psyché des personnages, permettant d’installer un décalage comique. Si dans la pratique le style n’est pas le même, on reconnait ici une idée du style behaviouriste, présent dans les romans hard‑boiled, mais également exploité par des auteurs français de néo‑polar comme Jean Patrick Manchette : le personnage placé dans un environnement violent qu’il ne comprend pas pose sur lui un regard distancié mais jamais méprisant. L’environnement en tant que lieu de l’action est très important pour Belletto, on l’a vu, avec tout ce qu’il transporte de charge émotionnelle et sociale pour l’auteur tout comme pour ses personnages. L’auteur est également friand de l’hyperbole, utilisée non seulement pour sa visée comique mais également afin de mettre en lumière une certaine approche de la vérité sociale. M. Glauser rappelle la définition de Fontanier : « [L’hyperbole] augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au‑dessus ou bien en‑dessous de ce qu’elles sont, dans la vue, non de tromper, mais d’amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réellement croire9 ». Cela n’est pas sans rappeler les aventures rocambolesques des personnages de Manchette, A.D.G. ou encore Vautrin, et certains passages de la trilogie lyonnaise de Belletto renvoient clairement à l’humour noir et absurde, ainsi qu’à l’attitude de détachement face à la société et au monde des néo‑polars humoristiques, et avant eux des romans noirs français et américains des années 30 à 60.

Que fait-on quand on refait un truc avec la distance, parce que ce n’est plus l’époque du truc ? Il y a eu une époque de polar à l’américaine. Écrire en 1970, c’était tenir compte d’une nouvelle réalité sociale, mais c’était tenir compte aussi du fait que la forme polar est dépassée parce que son époque est passée : réutiliser une forme dépassée, c’est l’utiliser référentiellement, c’est l’honorer en la critiquant, en l’exagérant, en la déformant par tous les bouts. Même la respecter, c’est encore la déformer, c’est ce que j’essaie de faire dans ma prochaine œuvrette : respecter à l’excès, respecter la forme-polar à 200 %10.

27On retrouve dans ces propos de Jean-Patrick Manchette la position des auteurs de polar contemporains par rapport au genre, mais également une idée intéressante sur l’exagération, sur le potentiel comique de la référentialité qui passe aussi par la présence de l’hyperbole, même quand elle concerne le genre lui‑même. Finalement, l’écriture de René Belletto fait rire parce qu’elle se moque d’elle‑même et se moque du genre qu’elle pratique.

28On pourrait rapprocher la figure du narrateur distancié de L’Enfer de la figure du flâneur développée dans l’œuvre de Baudelaire et explicitée par Walter Benjamin : « Le flâneur se tient encore sur le seuil, à la fois de la grande ville et de la classe bourgeoise. Ni l’une ni l’autre ne l’a encore assujetti. Il n’est encore chez lui ni dans l’une, ni dans l’autre. Il cherche refuge dans la foule11 ». Sur le seuil, dans l’entre‑deux du monde de l’ordre bourgeois et du monde interlope du crime, des passions et de l’extorsion, le détective, anonyme dans la foule de la grande ville, est le témoin privilégié et impuissant de la violence des rapports de classes.

Le traitement de la ville

29La troisième partie de l’ouvrage se concentre sur la manière dont René Belletto traite le motif de la ville dans son œuvre : la ville de Belletto est en rupture avec ce stéréotype d’une métropole lugubre et labyrinthique qui concentre violence et crime. M. Glauser opère sur la ville dans l’œuvre de Belletto une distinction pertinente entre cliché, stéréotype et topos : les termes stéréotype et cliché appartiennent selon Marion Glauser au discours de l’analyse littéraire et sont compris comme ne comportant pas de dimension ironique ou distanciée. Cette dimension n’apparaît que lorsqu’on parle de variation sur ces mêmes clichés et stéréotypes. Dans le cas de René Belletto, on verra que la ville est un élément important de la diégèse, tout en s’éloignant du cliché tel qu’il existe dans le roman noir des origines.

La ville de Lyon chez Belletto : une description réaliste ?

30Ce qui frappe le lecteur dans la trilogie lyonnaise est l’importance accordée à la toponymie urbaine, sans que la ville où a lieu l’action ne soit clairement nommée dès le départ. Les personnages évoluent dans l’espace urbain où les noms des rues sont mentionnés comme des enfilades. C’est donc au lecteur de reconnaître grâce à cet ancrage précis quelle ville est le théâtre du roman. Ce procédé participe d’un ancrage réaliste, tout en sollicitant l’imaginaire du lecteur.

31On notera cependant que cette dimension réaliste du polar, si elle répond à un désir de dénonciation sociale et politique, est à nuancer lorsqu’il s’agit du néo‑polar. Par exemple, les romans aux histoires rocambolesques et aux personnages caricaturaux de Jean‑Patrick Manchette (à l’instar du tueur Thompson dans Ô dingos ô châteaux pris de terribles brûlures d’estomac s’il ne tue pas quelqu’un régulièrement) rendent compte plus métaphoriquement des problèmes du monde et de la société : Manchette met en scène des personnages qui tentent de transcender leur classe sociale par la violence mais n’y parviennent jamais. Chez Belletto, le fait de nommer la ville de Lyon ne sert pas seulement à situer l’histoire dans une ville connue du lecteur. Cela renvoie également à une réalité sociale que l’auteur décrit : il insiste dans la trilogie lyonnaise sur le vide et l’immobilité de la ville. Elle n’est pas décrite comme un dédale sombre mais plutôt comme un désert vide. Si cette description est avouée par Belletto comme relative à un souvenir d’enfance, elle donne également au lecteur l’image d’un espace figé, vide, qui finit par rendre fou le personnage principal de L’Enfer notamment. C’est aussi cette immobilité qui va rendre possible le basculement dans le crime, eton peut voir là le renvoi à un désœuvrement social et affectif qui est celui de la société contemporaine. Belletto cherche ainsi non seulement à s’affranchir du stéréotype de la grande ville mais aussi à donner à voir une réalité bien précise et terrifiante, dans laquelle l’inaction est un mauvais présage.

La ville politique

32La ville du roman noir est présentée comme une ville également fantasmée car reposant sur des stéréotypes et des redites de plusieurs romans. En effet, le roman noir naît aux États‑Unis pendant la Grande Dépression, et ce sont alors les grandes villes du pays qui concentrent la misère de la manière la plus spectaculaire et deviennent le théâtre de violence et de rapports de pouvoir poussés à l’extrême. C’est aussi dans les grandes villes que la corruption et la présence de la mafia sont les plus fortes. Ainsi, situer son action dans une ville, c’est faire référence implicitement à tout cela, et donc au roman noir. Même s’il ne s’agit pas du même contexte géographique et historique, on ne peut traiter la ville dans le roman policier hors de ces considérations politiques, aspect qui semble peu présent dans la troisième partie de cet ouvrage. Le roman policier, par sa nature même, met en scène une rupture : le moment où l’ordre social supposé correct est mis à mal par l’irruption de la violence — où le chaos menace. Kracauer dit que le roman policier « présente à la société déréalisée sa propre face, sous une forme plus pure qu’elle ne pourrait la voir autrement. Ses représentants et ses fonctions rendent ici compte d’eux‑mêmes et trahissent leur signification cachée12 ».

33René Belletto introduit dans ses romans le cliché de la grande ville : il va certes à l’encontre de ce que le lecteur attend de lire, en transformant par exemple les ruelles sombres en de grands espaces vides dominés par la chaleur d’un été qui ne se termine jamais. Cependant il conviendrait d’aller au‑delà de la simple constatation d’un cliché subverti. Ce dépassement a un sens, relié directement à ce que ce stéréotype référence : une misère sociale et un dérèglement politique expliqués plus haut. Il ne s’agit pas seulement d’une visée comique : le lecteur rit de la mise à distance de la dimension inquiétante de l’espace urbain qui s’opère dans les romans de Belletto. Ce dernier n’hésite pas à user de procédés comiques pour y parvenir, on l’a vu. Mais on ne saurait s’arrêter au seul aspect humoristique de ce dépassement. Pendant les Trente Glorieuses, la ville de Lyon bénéficie d’une forte intervention étatique en termes d’aménagements urbains qui, s’ils modernisent l’agglomération, enclavent encore plus les quartiers sud de la ville, de Bellecour à Gerland, qui deviennent plus populaires car séparés du centre‑ville non plus seulement par le Rhône, mais également par l’autoroute. Les errances des personnages de Belletto nous montrent donc aussi une ville qui change, où la modernisation est synonyme de ségrégation sociale, et l’auteur insiste bien sur les changements qui ont eu lieu entre son enfance et l’époque de l’écriture. Cela n’est pas sans rappeler nombre de néo‑polars qui situent leur action dans les banlieues parisiennes ou autres, nouveaux théâtres d’injustice et de misère sociale. On pense notamment à Cradoque’s Band d’A.D.G. ou encore Billy‑Ze­Kick de Jean Vautrin, plus tardif.

La ville symbolique

34Il est cependant des points sur lesquels la ville décrite par René Belletto rappelle des descriptions de polars plus classiques. Notamment dans L’Enfer ce n’est que lorsque s’amorce l’intrigue policière que la ville devient plus menaçante, plus mystérieuse, et l’on quitte les descriptions immobiles et comme hors du temps du début du roman. Il y a donc bien ici l’idée d’une ville labyrinthique et hybride qui, comme le dit l’auteur lui‑même, est un personnage de l’histoire à part entière. Tout comme dans Sur la terre comme au ciel quand le personnage principal se fait attaquer par un malfrat dans une petite ruelle sombre. Le crime, la marge, sont donc bien cantonnés aux bas-fonds de la ville, donnant à Lyon comme une seconde profondeur, plus noire : l’intrigue policière. Les clichés du genre sont bien présents dans la trilogie lyonnaise : terrain vague, HLM, bar ou hôtel miteux…

35Mais chez Belletto c’est bien en adéquation avec les idées du personnage que la ville se met à se transformer. Elle revêt de fait un caractère allégorique qui prend ses distances avec le parti‑pris réaliste. On peut y voir l’habileté avec laquelle Belletto manie le stéréotype et brouilles les pistes quant à l’affiliation générique. Un lieu est également perçu à travers l’intériorité du personnage, ce qui crée une tension avec l’idée d’une description réaliste et sociale. Cependant, tout comme le langage dans le roman noir, la grande ville est un univers que l’on se réapproprie en temps de crise, qui devient mouvant et trouble, permettant à la population marginale d’y évoluer et d’y disparaître. C’est le cas des personnages de la trilogie lyonnaise qui, comme le souligne M. Glauser, entretiennent avec cette ville des rapports troubles. Dans chacun des romans il y a une tentative de fuite, mais qui n’aboutit jamais, la clôture de l’enquête ou du roman les ramenant inextricablement vers le lieu qu’ils ont tenté de fuir.

36Dans L’Enfer, le personnage principal tente de s’extraire de la dure réalité de son existence par l’écriture d’un roman, et par la même occasion il tente de quitter symboliquement une ville qui se renferme sur lui et qui l’étouffe. Cette représentation de l’écrivain au travail et de l’écriture comme une forme d’aspiration à la liberté n’est pas étrangère au roman noir contemporain : on pense notamment à Manchette et à La Position du tireur couché dans lequel Martin Terrier fait écrire une biographie fictive mais n’est plus capable de parler à la fin du roman. Dans L’Enfer, René Belletto nous livre une réflexion sur l’écriture, sur son cheminement difficile dans l’esprit du personnage que l’on pourrait apparenter au processus de l’enquête lui‑même. Le processus d’écriture est en outre associé à la fuite vers un ailleurs, géographique ou métaphorique pour les personnages de Belletto. Pourrait‑il s’agir également d’une fuite aussi hors d’un modèle générique trop pesant hors duquel l’auteur s’attache à s’inscrire ? M. Glauser achève par là sa réflexion sur l’œuvre « policière » de Belletto, et sur la pertinence de la classification générique. La limite de l’ouvrage réside cependant dans ce souci peut‑être trop scrupuleux des genres du roman policier, au détriment parfois de la dimension politique au roman noir, issu d’une contestation politique souvent radicale.


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37Au développement de Marion Glauser succède une postface d’Antonio Rodriguez sur la question du genre chez René Belletto. Le genre littéraire et le genre noir en particulier ne seraient pas à voir comme un modèle restrictif mais au contraire une grille de lecture à transcender de manière féconde. Suit un entretien avec Paul Otchakovsky‑Laurens, fondateur des éditions P.O.L. et proche de René Belletto. Il y évoque ses logiques de publication, qui ne reposent pas sur des considérations génériques.