Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Carine Barbafieri

Rhétorique des passions

Gisèle Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions, Presses Universitaires de France, 2000, coll. Écriture, 202 p.

1Gisèle Mathieu-Castellani s'intéresse tout particulièrement au poids de la rhétorique dans la poétique des genres au XVIe siècle. Dans son récent ouvrage La Scène judiciaire de l'autobiographie (Paris, PUF, 1996), elle analysait le discours autobiographique comme un avatar du genre judiciaire, combinant plaidoyer et réquisitoire. Son dernier livre entend réévaluer l'importance de " la rhétorique des passions " au XVIe siècle et dans la première partie du XVIIesiècle. Quelle est précisément la nature de son projet ?

2Une analyse lexicologique montre combien le discours sur les passions est au croisement de plusieurs savoirs. Écoutons la définition du terme " passion " que donne Richelet, dans son Dictionnaire françois (1679) :

Mot général qui veut dire agitation, qui est causée dans l'âme par le mouvement du sang et des esprits à l'occasion de quelque raisonnement. D'autres disent qu'on appelle passion tout ce qui étant suivi de douleur et de plaisir apporte un tel changement dans l'esprit qu'en cet état il se remarque une notable différence dans les jugements qu'on rend.

3" Agitation ", " changement ", la passion garde bien au XVIIe siècle le sens premier de pathos, " état de l'âme agité par une circonstance extérieure, altération ". À ce titre, la passion apparaît au confluent de plusieurs sciences qui peuvent toutes légitimement prétendre l'étudier. La description quasi physiologique de la passion (" causée par le mouvement du sang et des esprits ", pouvant être suivie de " douleur ") sert de socle à une approche médicale des passions où celles-ci sont considérées dans leur caractère potentiellement " pathologique ", comme de possibles afflictions susceptibles de porter atteinte à la bonne santé du sujet.

4La deuxième discipline à laquelle ressortit l'étude des passions est la philosophie morale. Celle-ci s'interroge sur l'attitude qu'il convient au philosophe d'adopter à l'égard des passions. Dans la mesure où celles-ci entraînent des altérations du sujet et peuvent perturber la tranquillité de l'âme, le philosophe ne doit-il pas s'en méfier ? Ou bien une bonne " utilisation " des passions, directement exploitées par la raison, est-elle envisageable ?

5Enfin, les passions sont l'objet privilégié de la rhétorique, comme le souligne la deuxième phrase de la définition de Richelet. Les passions sont explicitement désignées comme ce qui est susceptible de modifier le " jugement " : en ce qu'elles influent sur le verdict du juge, les passions entrent directement dans le champ d'étude de l'orateur.

6L'ouvrage de G. Mathieu-Castellani entend étudier les passions (à l'exception du dernier chapitre de son livre) exclusivement en ce qu'elles relèvent de la rhétorique : " L'influence du modèle rhétorique dans l'approche des passions au XVIe et dans le premier XVIIe siècles ", tel est précisément son objet. Pareil sujet aurait pu être traité de manière chronologique, en distinguant les périodes où le modèle rhétorique est le modèle dominant pour interpréter les passions, des périodes où il est concurrencé par d'autres modèles d'analyse. À cette approche, l'auteur préfère toutefois une perspective synchronique qui considère les cent cinquante ans sur lesquels porte l'étude comme une période insécable durant laquelle se manifeste le rayonnement du modèle rhétorique. L'auteur présente ainsi son projet en " Avant-propos " : il s'agit d'examiner l'importance du modèle rhétorique, longtemps minimisée par la critique universitaire (le renouveau des études rhétoriques date véritablement des années 1970) dans la lecture des passions, en étudiant d'une part le fonctionnement des passions dans la rhétorique antique, et en analysant d'autre part l'influence de cette rhétorique sur la poétique des genres des XVIe et XVIIe siècles. L'essai est ainsi conçu comme un diptyque : le premier volet entend montrer, au sein de la rhétorique ancienne, la différence entre la rhétorique d'Aristote " soucieuse de mettre de l'ordre dans les emblèmes du désordre [et] de décrire une logique des passions " (p. 3-4), et la rhétorique latine qui , autour de Cicéron puis Quintilien, " rompt décisivement ses liens avec l'éthique pour s'attacher à la passion du discours ". Quant au second volet de l'essai, il " s'attache plus précisément aux incidences de la rhétorique sur la poétique de la Renaissance, et en particulier sur la poétique de la poésie " (p. 4).

7Une ample introduction, intitulée " L'empire rhétorique ", commence par s'interroger sur ce qu'est la rhétorique ancienne (non pas " un répertoire de figures ", mais " une science du langage [...] qui s'attache en priorité à la relation que le discours entretient avec l'action ", p. 13-14) et sur les liens qu'elle nourrit avec la vérité et la vertu. L'hostilité de Platon à la rhétorique (considérée dans le Gorgias comme un talent assimilable à celui du cuisinier qui assaisonne des mets) tient à ce qu'elle écarte les auditeurs du chemin de la Vérité et du Bien, et s'oppose ainsi à la position d'Aristote, pour lequel la rhétorique est amorale (bien qu'elle doive rester sous la dépendance de l'éthique). Cicéron et Quintilien pour leur part résolvent l'épineuse question de la moralité de la rhétorique en postulant initialement un orateur à l'esprit grand et élevé, car " on ne peut bien parler si l'on n'est homme de bien " selon les dires de Quintilien. Dans un deuxième temps (p. 18-27), l'introduction étudie le mode d'analyse du discours que propose la rhétorique (distinction de trois genres d'éloquence, de cinq constituants de la composition oratoire et de deux moments décisifs de la parole persuasive, l'exorde et la péroraison) en soulignant la pérennité de ce modèle au XVIesiècle. Pour G. Mathieu-Castellani, les incidences du modèle rhétorique sur la théorie des genres au XVIe siècle peuvent se résumer en quatre points capitaux. Premièrement, la rhétorique antique distingue l'énoncé de l'énonciation. Deuxièmement, elle souligne l'importance des passions, aussi bien dans l'écriture du discours que lors de sa réception, et l'on sait que le movere sera à la Renaissance le critère distinctif de l'excellente poésie. Troisièmement, la rhétorique enseigne au lecteur à se montrer attentif à l'importance de ces " lieux " propres à chaque genre de discours. Quatrièmement, la philosophie morale, jusqu'au Traité des passions de Descartes, use d'une caractérologie d'inspiration rhétorique.

81. Le premier chapitre, titré " La rhétorique des passions ", est essentiellement consacré à l'analyse des mouvements du coeur dans la période classique. Il apparaît que la " psychologie ", au sens de discours sur la psyché (âme, coeur, esprit), s'inscrit sous la dépendance de l'éthique (le vocabulaire employé est bien celui de la philosophie morale : honnête-deshonnête, vertu-vice, nuisible-utile) et qu'elle raisonne par types, définissant des " genres de passions et de caractères " et fixant des " modèles " : la cruauté a par exemple pour figure emblématique le Parthe ou le Scythe. Cette caractérologie rhétorique est néanmoins contestée par Montaigne, qui préfère, pour décrire le coeur de l'homme, opter pour l'expérience et l'expérimentation, ce qui ne manquera pas de scandaliser Port-Royal (p. 35). La psychologie est également la première des connaissances que doit avoir l'orateur, car " qui ignorerait le coeur et l'esprit des hommes [...] ne saurait bien dire " (p.37). Toutefois, connaître les passions de l'auditeur et en jouer pour le persuader, n'est-ce pas le rendre littéralement captif, le priver de sa liberté ? Pour Platon, l'art des orateurs est ainsi comparable à celui des charmeurs de serpents (Euthydème, 290 A) ou des nécromants pratiquant la psychagogia (Phèdre, 271 A), et Montaigne voit également dans le fait d'émouvoir les passions un réel danger (" De la vanité des paroles ", I.LI). Pour Cicéron en revanche, l'orateur doit mouvoir en tous sens l'auditeur, ce qui lui assure une forme de plaisir proche, selon G. Mathieu-Castellani, de la libido dominandi.

92. Le deuxième chapitre étudie la théorie des passions dans la rhétorique aristotélicienne. Quel statut le Stagirite confère-t-il à l'éloquence et qu'entend-il exactement par " pathos " ? La rhétorique selon Aristote n'est certes pas une science, mais une discipline qui est proche de la dialectique en ce qu'elle fournit des arguments (son mode d'argumentation est l'enthymème, raisonnement fondé sur des prémisses vraisemblables) et qui se distingue de celle-ci en ce qu'elle a pour but de persuader, alors que la dialectique cherche à convaincre (Rhétorique, I. 1356a). La rhétorique apparaît donc comme une discipline pratique composée de la dialectique dans son activité de confirmation, et de la politique des caractères (caractérologie) (Rhétorique,1359b). Quant au " pathos ", il est défini dans la Métaphysique (1022 b 15) et dans l'Ethique à Nicomaque comme une altération " qui ne dépend pas de la volonté ". D'où la synthèse éclairante de G. Mathieu-Castellani : " La passion dont traite la rhétorique est ainsi cette aptitude qu'a l'être humain, pour son bonheur comme pour son malheur, d'être " patible " ou " passible " (vs impassible), de recevoir [...] quelque influence propre à le modifier, à changer son état subitement " (p. 50). Suit l'étude des " preuves " et l'opposition entre preuves extra-techniques, qui n'exigent pas de technè particulières de la part de l'orateur (documents, actes écrits, aveux...) et preuves techniques, qui résultent de l'argumentation de l'avocat. Le chapitre se clôt sur l'étude des caractères et des passions : les caractères sont décrits en fonction des âges (jeunesse, maturité et vieillesse, qui sont envisagées dans leur prédisposition aux passions) et des conditions. Les passions quant à elles sont ces mouvements qui font varier le jugement de l'auditeur, puisque " les choses ne paraissent pas sous le même jour selon qu'on éprouve amour ou haine, colère ou sérénité " (Rhétorique, II. 1. 1377 b). Aristote, adoptant une position intellectuelle inconfortable, souligne que le juge doit bien être ému (il exclut le juge impassible qui appliquerait uniquement les lois), mais qu'il convient néanmoins de ne rien lui persuader d'immoral : la rhétorique aristotélicienne doit bien en dernier lieu se soumettre à l'éthique.

103. Le chapitre suivant examine la rhétorique des passions dans la perspective de Cicéron. Intitulé " La passion du discours ", il montre l'exaltation de Cicéron orateur (l'auteur du De Oratore, de l'Orator et de Brutus, par opposition au moraliste des Tusculanes) à l'idée de déclencher les passions sur l'auditeur. Les perturbationes animi modifient tellement le jugement qu'en définitive, l'amour de la vérité, de la justice et du droit le cède aux " affections ", tant la tête compte moins que le coeur (De Oratore, II. XLII. 178). L'orateur ne doit-il pas alors avoir quelque scrupule à exploiter ces passions et à faire passer l'auditeur d'une passion forte à son contraire, de manière à lui faire perdre le contrôle de lui-même ? Non, répond Antoine dans le De Oratore (I. LI. 221), car l'orateur est autre que le philosophe stoïcien et le moraliste. Dès lors, tout lien avec l'éthique est rompu et la rhétorique explore sereinement les moyens de diriger (ducere) le coeur. Dans cette optique, aussi bien le plan du discours que son écriture, sa prononciation et son action sont tournés vers le surgissement des passions. Pareils efforts de l'orateur ne comptent pourtant pour rien s'il n'est lui-même ému (De Oratore, II. XL.V. 190). Mais comment être ému soi-même par une cause qui n'est pas la sienne ? En fait, le pathos du discours émeut d'abord celui qui le prononce : représenter la passion ne peut se faire sans l'éprouver, car elle embrase aussi bien celui qui parle que celui qui écoute (De Oratore, II. XLV. 188). La rhétorique cicéronienne célèbre donc le charme de la parole et dit véritablement la jouissance du locuteur qui cherche à convaincre son allocutaire (De Oratore, I. VIII. 30).

114. Le chapitre 4 se propose d'analyser les différents portraits de l'orateur. Dans le De Oratore de Cicéron, l'orateur est celui qui accomplit d'abord un travail de précision et de maîtrise. Les métaphores qui servent à le peindre sont ainsi celles du mécanicien (De Oratore, II. XVII. 72), du cavalier (De Oratore, II. XLIV. 185) et du pilote de navire (De Oratore, II. XLIV. 187). En ce qu'il exerce un art d'imitation des passions, l'orateur est également comparé à l'acteur, la seule différence étant que l'orateur " joue la vérité ", tandis que l'acteur joue une fiction (De Oratore, III. LVI. 214). Enfin, par la violence des passions qu'il veut faire naître, l'orateur ressemble à la fois à un militaire, le forum étant un champ de bataille à gagner, et à un incendiaire qui, enflammé par son discours, allume un brasier dans le coeur de l'auditeur. Dans Platon, le portrait de l'orateur se fait en revanche nettement moins flatteur. La rhétorique étant selon lui (Gorgias) un art du mensonge qui n'a ni le statut d'une science (épistémè) ni celui d'un art (technè), l'orateur ressemble tout naturellement à un magicien, à un " nécromant " et un " charmeur de serpents " (Euthydème, 290 A)

125. Le chapitre suivant, qui clôture la première partie sur l'étude de la rhétorique antique, après avoir rappelé qu'il n'y avait pas de figures spécifiques de la passion (Quintilien expliquait déjà qu'on ne saurait rattacher une figure à une passion), s'emploie très finement à analyser une figure qui, de fait, occupe une place particulière dans le movere, la significatio (ou emphasis en grec), terme que l'on traduit souvent en français par " allusion ". Cette figure fait surgir " quelque chose de caché, qui reste latent " (p. 109) et se situe ainsi, comme d'autres figures telles que la dissimulatio ou l'insinuatio, du côté de l'implicite. Mais sa spécificité par rapport à ces figures tient à ce que la significatio peut manifester la passion d'un personnage qui l'exprime sans la reconnaître, sans savoir ce qu'il dit. Et Quintilien illustre son propos en analysant deux exemples célèbres de significatio, extraits du discours de Didon à Enée dans le IVe chant de L'Enéide, et de celui de Myrrha, fille incestueuse des Métamorphoses d'Ovide. Dans l'analyse quintilinienne, la significatio se fait ainsi " la figure d'une passion inavouée qui se laisse deviner dans les accidents du langage " (p. 110) : elle est une forme de lapsus et trahit celui qui parle, le dévoilant à son insu.

136. Le chapitre 6 a pour but d'observer l'héritage du modèle rhétorique d'analyse des passions dans la poétique des genres littéraires, et en particulier dans la poésie. Non seulement le poète est régulièrement comparé à l'orateur et le poème à l'oraison, mais les cinq parties du discours restent vivaces, même si les trois premières paraissent les plus directement utilisables : la memoria " marque ailleurs son influence " (dans les arts de mémoire) et la prononciation n'est nullement négligée. De manière révélatrice, c'est aussi à la rhétorique antique que l'on s'adresse en dernier lieu pour différencier le poète et l'orateur. Ronsard par exemple établit en ces termes " la similitude différentielle de l'orateur et du poète " (p. 124) :

14Car, tout ainsi que le but de l'orateur est de persuader, ainsi celui du poète est d'imiter, inventer et représenter les choses qui sont, ou peuvent être vraisemblables (Art poétique ; cité par G. Mathieu-Castellani p.124)

15De plus, le modèle rhétorique sert de modèle de lecture et d'interprétation de la poésie, comme le montre le premier commentaire français de poésie française, fait en 1553 par Muret lors de la seconde édition des Amours de Ronsard : le discours critique relève pleinement de la tradition du genre épidictique, et le texte de Ronsard est mesuré à l'aune de critères tels que la bienséance et la convenance. Néanmoins, précise G. Mathieu-Castellani, ce type de commentaire rhétorique a coexisté avec les commentaires issus de la tradition poétique du pseudo-Longin (qui, dans son Traité du Sublime, opposait le poétique visant à l'extase et le rhétorique visant à la persuasion), le chapitre " Sur des vers de Virgile " de Montaigne (Essais, III.5) relevant ainsi de la filiation longinienne. En outre, la diction de la lecture du poème, à la suite des problèmes soulevés par La Rhétorique à Herennius et par le De Oratore (livre III) de Cicéron, intéresse autant Du Bellay que Vauquelin de La Fresnaye ou Ronsard, tant est profonde la conviction qu'écouter la poésie a une efficacité plus grande que de la lire. Enfin, la finalité de l'écriture humaniste reste " instruire, plaire, émouvoir ", avec la prédominance du movere. Ronsard dit ainsi sa volonté de séduire en flattant les émotions, Jean de La Taille définit l'art de la tragédie comme  l'art de poindre les affections , et la nouvelle tragique veut avant tout instruire en émouvant.

167 . Le chapitre 7 étudie l'influence du modèle rhétorique des passions dans les genres non littéraires, tels que l'image, l'emblème ou les grandes cérémonies funèbres. L'image est considérée comme un discours muet que la glose rend éloquent, et ressortit, en tant que discours, à une lecture rhétorique. Comment la rhétorique aborde-t-elle toutefois ce discours muet ? L'image est considérée  comme un système codifié de signes dont la clé réside dans la symbolique. Une image qui serait issue d'un symbolisme individuel s'expose en effet aux plus vives critiques, et Rabelais comme G. Tory s'emportent contre les rébus qui, en n'étant pas lisibles comme un discours, donnent à voir du désordre sans intérêt .

17L'emblème quant à lui se définit comme l'association d'une image, d'un motto (ou inscription) et d'une glose-épigramme, " les trois unités étant censées dire autrement la même chose " (p. 155). Comme un discours ayant pour visée principale le docere, l'emblème a ses images : l'image visuelle fonctionne ainsi comme l'image verbale et a le statut d'une figure de discours. On trouve de la sorte des images-métaphores aussi bien que des images-allégories. Dans l'emblématisation enfin, chaque figurant devient une notion, " sur la base d'un attribut dominant qui vaut pour la chose entière " (p.159 ).

18Le décor des grandes cérémonies funèbres constitue l'objet d'étude du P. Menestrier qui, dans son traité Des Décorations funèbres, entend rendre les obsèques déchiffrables comme un discours, et compose une cérémonie théâtrale lisible en cinq actes : l'invitation, le convoi, le service, les éloges funèbres, l'inhumation.

19Le dernier chapitre propose d'une part de situer l'étude des passions non plus seulement dans une perspective rhétorique, mais également dans des perspectives éthique et médicale, et d'autre part de décrire la rupture qu'instaure Descartes dans l'analyse des passions. Comment la médecine appréhende-t-elle les passions ? Le système médical du XVIe siècle, issu des écrits de Galien, codifié par les Arabes, revu à la Renaissance par Jean Fernel et Ambroise Paré, considère que les passions appartiennent à la catégorie des choses non naturelles (" hors la nature et essence de notre corps "), par opposition aux choses naturelles relevant directement de la physiologie, mais non pas contre nature (comme par exemple les monstres). Non naturelles, les passions sont des maladies de l'âme et apparaissent (à l'exception de la joie selon Fernel et Paré) souvent, à cause de leur violence excessive, mauvaises pour la santé. Néanmoins, sous une forme tempérée, comme c'est le cas dans la fiction du théâtre (catharsis), elles peuvent être bénéfiques en fonctionnant comme un " vaccin " contre les passions réelles à venir.

20Dans la philosophie morale, les philosophes apparaissent divisés sur les origines et le statut des passions : viennent-elles du corps, et l'âme ne les connaît-elle que par contagion de celui-ci, comme le soutiennent les " Pythagoriques " et les " platoniques ", ou naissent-elles au contraire de l'opinion et de l'estimation du bien et du mal, comme le pensent les Stoïciens ? Au XVIe siècle coexistent aussi bien des philosophies se méfiant des passions, qui salissent l'âme " comme un homme de bien logé chez un méchant hôte se salit " (Ronsard), telles que le stoïcisme, l'épicurisme, le platonisme teinté de christianisme, que d'autres pensées plus favorables à celles-ci. Dans ce dernier ensemble, signalons en particulier les philosophies de Plutarque et de Ronsard, qui reprennent la modération d'Aristote en considérant que les passions ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, mais que c'est leur excès qui est condamnable. Plutarque (Moralia Dialogue de l'amour De la vertu morale) montre comment la raison doit savoir exploiter les passions : la colère seconde le courage, la haine (du mal) vole au secours de la justice, si bien que l'agitation et le dérèglement servent en définitive de stimuli à la vertu. De même Ronsard célèbre la confiance envers les passions modérées, moteurs de la vertu (Des vertus intellectuelles et morales De la joie et la tristesse).

21C'est avec la philosophie morale traditionnelle autant qu'avec la rhétorique que rompt Descartes en publiant Les Passions de l'âme (1649), qui se présente comme un projet de physicien. Dans ce traité, Descartes fait du corps la cause de la passion, alors que la tradition voyait dans les passions des mouvements de l'esprit sensitif causant certains effets sur le corps. La passion qui affecte l'âme a ainsi son siège dans le cerveau, et plus précisément dans la glande pinéale. Une nouvelle hiérarchie des passions est également établie, où l'amour cesse d'être la passion mère ( ce qu'il était dans saint Augustin, Cité de Dieu, XIV) et cède cette place à l'admiration comme " première passion ". Avec Descartes, les passions sont appréhendées " physiquement ", comme le mode de relation et d'union de l'âme et du corps.

22L'ouvrage de G. Mathieu-Castellani présente donc, on le voit, un intérêt essentiellement pédagogique : si des pistes de recherche sont incontestablement ouvertes (en particulier dans l'interprétation rhétorique des modèles non littéraires), si des remarques très suggestives parcourent le livre (en particulier dans le domaine, fort à la mode, des histoires tragiques, ou encore dans l'analyse des premiers commentaires français sur des textes français, prémices en quelque sorte de la critique littéraire), l'ouvrage se présente néanmoins comme un cours très soigné. Dans cette perspective, on rendra particulièrement hommage à l'analyse de la rhétorique antique, extrêmement fine et détaillée, très riche d'enseignement pour le lecteur.