Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Mai 2017 (volume 18, numéro 5)
titre article
Matthias Fougerouse

Roland Barthes, lettre vive

Jean-Marie Schaeffer, Lettre à Roland Barthes, Vincennes : Éditions Thierry Marchaisse, coll. « Lettres à… », 2015, 128 p.,EAN 9782362800887.

« Écrire une lettre à un mort »

1Esthéticien1, théoricien de l’art, poéticien du récit et des genres, Jean‑Marie Schaeffer se révèle dans sa Lettre à Roland Barthes épistolier de commande et égotiste malgré lui. L’ouvrage a paru en 2015, année du centenaire de la naissance de Roland Barthes, en pleine effervescence éditoriale et critique2. Au seuil de cette lettre adressée à l’auteur de Critique et Vérité, Jean‑Marie Schaeffer ne cache pas ses réticences devant la tâche que Thierry Marchaisse lui a confiée. Cette réserve s’énonce comme un paradoxe liminaire dont le double bind traverse et travaille l’écrit épistolaire : comment « écrire une lettre à un mort » ? Comment satisfaire à l’injonction énonciative de l’adresse en dépit de l’évidente « incongruité » (p. 7), ou de l’apparente « impossibilité ontologique » (p. 11) de l’exercice ? La deuxième personne (ici, le vous), à la différence de la troisième, note Jean‑Marie Schaeffer, est « rétive à la fictionnalisation » (p. 7). À l’inverse du dispositif autofictionnel programmé par la célèbre épigraphe3 du Roland Barthes par Roland Barthes, Jean‑Marie Schaeffer n’a d’autre choix que d’assumer les « engagements ontologiques » (p. 8) du je convoquant un « vous en moi » (p. 11). Adresse in absentia donc, comme l’est toute lettre, y compris amoureuse, à ceci près que la communication n’est plus seulement différée mais irrémédiablement unilatérale, sans réponse possible, sans horizon. Au demeurant, l’allocution fonctionnerait comme « opérateur d’existence » (p. 9) : mi‑fictive, mi‑réelle, la lettre devient alors le lieu d’une présence‑absence, espace « tératologique » (p. 13) placé sous le signe de la dénégation et pourquoi pas du « théâtre vécu »4 — croyance se sachant (ou se croyant) croyance. S’adresser à Roland Barthes, c’est l’« évoquer », l’« appeler à soi » et même, pour peu que l’on ait foi dans la magie de la langue, le « faire (re)venir à soi […] dans et par le discours » (p. 13). « Vous en moi » : quel scripteur et quel récepteur investiraient ces shifters pour qu’ils ne restent pas formes vides, lettre morte ? Ni étudiant ni disciple de Roland Barthes, ni même barthésien, Jean‑Marie Schaeffer concède qu’il n’a pas connu son destinataire posthume. Le scripteur est ici un lecteur — posture éminemment réversible. L’épistolier substitue à la chronologie historique une temporalité imaginaire dans laquelle la figure d’un Roland Barthes rajeuni, intempestif, aux « contemporanéités multiples » (p. 21) serait son « compagnon de jeu » (p. 20). Tel est bien l’enjeu herméneutique et éthique de cette lettre : non pas rendre hommage à un auteur classique, patrimonialisé et comme deux fois mort, mais lire Roland Barthes comme son contemporain, retrouver « la trace vive de l’écrivain » (p. 28) à la faveur du « vous en moi ». Nous sommes ainsi invités à lire cette lettre comme une (auto)biographie oblique, intellectuelle, sélective. Autre contrainte épistolaire : la lettre doit pouvoir être lue « d’une traite » (p. 30), sans repentir, sans réponse mais non sans responsabilité ontologique. Seule l’absence de méthode (methodos) peut être garante de la « sincérité performative » (p. 32) : le satori contre l’aporie, tel est le défi de ce geste scriptural.

La langue, entre fascisme & utopie

2L’ouverture métadiscursive de cet ouvrage place déjà la langue au centre du propos. De la croyance dans le pouvoir d’évocation de la langue à l’affirmation de son « omnipuissance » (p. 33) il n’y a qu’un pas, que Roland Barthes franchit dans sa Leçon. L’idée que c’est le langage qui nous « parle » et nous « fait être » (p. 34), nous crée, a son versant dysphorique bien connu. Roland Barthes radicalise la position d’une sorte de « cartésianisme externalisé » (je suis parce que je parle — même page) en déclarant que la langue est « fasciste »5 (elle oblige à dire). C’est l’envers de la notion d’assertivité, qui engage ontologiquement celui qui parle et le pose en sujet (au sens d’un assujettissement) d’une idéologie (« l’idée en tant qu’elle domine »6). Dès les Mythologies, le projet est bien de briser l’univocité, la stéréotypie et la prétendue naturalité du signe (c’est la « sémioclastie »7). « Plus d’une langue »8 : sorte de dissémination ou de différance derridienne qui en indiquerait le bon usage (non normatif et non coercitif). Cette figure euphorique, c’est l’écriture, entendue comme intransitivité ou opacité, et en tant qu’elle inclut une dimension métalinguistique ou autoréférentielle et non plus seulement communicationnelle. La « mort de l’auteur »9 implique la dissolution de l’auctoritas du sujet en energeia immanente au texte. Jean‑Marie Schaeffer propose d’ailleurs d’étendre la notion de « scriptible » à un mode de réception plutôt que de la restreindre à une catégorie de texte : « tout lecteur est scripteur en puissance, sinon en fait » (p. 40). Ce déplacement de la taxinomie des objets littéraires à l’esthétique de la réception ouvre les possibilités de relecture‑réécriture des textes. S’il s’agit encore, pour le récipiendaire au Collège de France, de « tricher la langue »10, tel un enfant ou un pervers, le cours sur le Neutre ou encore La Chambre claire ont indiqué les voies (atopiques ou utopiques) d’une sortie du langage. Comme écriture ou comme magie, la langue, animée animante, est moins obligation de dire que possibilité de dire — ou de non‑dire.

Kritik und Wahrheit

3Pour Jean‑Marie Schaeffer, Critique et Vérité marque, avec Sur Racine, une deuxième (parmi les multiples) naissance de Roland Barthes. Lu en allemand, sous un titre étrangement goethéen, le réquisitoire contre la « critique ancienne » apparaît aux yeux du jeune lycéen luxembourgeois comme un plaidoyer pour l’« (in)discipline » (p. 45) plutôt que comme un simple manifeste structuraliste. Jean‑Marie Schaeffer nous livre au passage un biographème en « évoquant » une autre destinataire, au moins à titre fantasmatique : « Renée » (p. 46), dont l’aura et la récurrence onirique de Sylphide déréalisante imprègne par voie associative le petit livre jaune de la collection « suhrkamp ». Tout le contraire d’une bibliophilie fétichisante donc — d’ailleurs le livre est perdu, mais le « tremblement des sens »11 (p. 47) demeure. Dans Critique et Vérité, pas plus de fétichisme à l’endroit du texte. La critique y est définie comme (ré)écriture plutôt que comme philologie. Contre le « ventriloquisme des évidences » (p. 49) et les valeurs de l’« objectivité », du « goût », de la « clarté » et de l’« asymbolie » (p. 50) prônées par la critique traditionnelle placées sous l’égide de Raymond Picard, la critique selon Roland Barthes prend le « risque apophantique » ou « véridictionnel » (p. 52) : il s’agit moins de « dire le sens de l’œuvre » que de « construire un sens possible » (p. 52). Dans la topique barthésienne (toujours provisoire), la « critique » se distingue de la « science de la littérature » et de la « lecture ». L’une fera l’objet du « dialogue » suivant, sous les espèces du structuralisme et de la sémiologie. L’autre apparaît dans la dernière page de Critique et Vérité, dont Jean‑Marie Schaeffer note l’importance. Roland Barthes y écrit : « lire c’est désirer l’œuvre, c’est vouloir être l’œuvre »12. Le sens n’est pas un message ; c’est « le lieu d’une modélisation indirecte de soi‑même à travers une forme » (p. 54). Cette question centrale de l’ethos lecteur est notamment abordée par le récent ouvrage de Marielle Macé (barthésienne s’il en est), Façons de lire, manières d’être (Paris, Gallimard, 2011). Où l’on voit que l’éthique et l’esthétique bien comprises ont partie liée.

L’homme structural

4Malgré la connotation idéologique ou dogmatique de son suffixe, le « structuralisme » est moins une « théorie » qu’un « programme de connaissance » (p. 57). Entendue comme « activité » (« l’activité structuraliste »13) ou comme « aventure » (« l’aventure sémiologique »14), la science des signes se donne chez Barthes comme un work in progress de ce qui advient du signe dans le texte — science indéfiniment ouverte, programmatique et postulative. À la fois plus et moins qu’une « méthode » (p. 57), selon Jean‑Marie Schaeffer, ce mode opératoire n’a pas à répudier sa filiation avec les travaux de Propp ou de Bakhtine : le structuralisme est un formalisme. Les deux approches présupposent en effet une restriction du champ à l’horizon du texte. Jean‑Marie Schaeffer n’entre pas dans le débat entre tenants du texte et partisans du contexte. Il s’attaque en revanche aux tentatives de périodisation de la vie intellectuelle de l’essayiste : la distinction entre un « premier » et un « dernier » Barthes, par exemple, a souvent pour but de valoriser les écrits tardifs (des années soixante‑dix) par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler le « moment structuraliste » (les années soixante). Or Roland Barthes propose dès 1957 dans « Le Mythe, aujourd’hui »15 une étude structurale des systèmes sémiologiques en termes de dénotation et de connotation. De même, La Chambre claire développe en 1979 une phénoménologie de l’image photographique mettant en œuvre des oppositions structurales (punctum/studium, operator/spectator…). À cet égard, le « procès en incohérence » (p. 59) qui est parfois fait à Roland Barthes n’est pas seulement schématique, il est aussi victime d’une illusion téléologique et d’une conception paternaliste de l’auteur, lequel garantirait, par la continuité totalisante de son moi, l’unité et la cohérence de l’œuvre post mortem. Selon Jean‑Marie Schaeffer, la (re)lecture de « L’activité structuraliste » devrait convaincre de la pertinence actuelle de ce mode d’appréhension des faits symboliques, dont la fécondité épistémologique, depuis la linguistique de Saussure et de Jakobson, est attestée tant dans le champ des études littéraires que dans les sciences sociales (le formalisme russe, Benveniste, Lévi‑Strauss…). En termes barthésiens, l’« activité structuraliste » vise à produire le « simulacre »16 d’un objet avec lequel il entretient une relation d’« homologie »17. Pour Jean‑Marie Schaeffer, l’ensemble des « opérations mentales »18 auxquelles se livre le sémiologue correspond à une « modélisation », une représentation « homéomorphe » (p. 63) du réel. Proche de l’« idéal‑type » conceptualisé par Weber, le modèle ainsi conçu permet de faire retour à l’objet pour validation ou invalidation.

5La modélisation structurale opère en deux étapes, l’une de décomposition analytique, l’autre de recomposition selon une combinatoire réglée par ce que Roland Barthes appelle « formes »19. C’est le réagencement des unités élémentaires qui crée le sens (forme ou informe la substance sonore ou graphique, par exemple). Comme dans la cybernétique, l’opération est localisée, multiple et récursive : pas de « platonisme des formes » (p. 65) ni d’essentialisation de la structure. L’activité structuraliste n’est pas plus une réduction eidétique qu’une ontologie. Elle est comparable au processus de décodage et d’encodage à l’œuvre dans le champ de la perception visuelle : la projection rétinotopique fonctionne elle aussi par oppositions structurales (horizontal/vertical/diagonal, en avant de/en arrière de/à côté de etc.). La représentation ainsi (dé)formée est homéomorphe de l’espace topologique appréhendé. Les mythes sont des « simulacres » comme ceux produits par la vision, à ceci près qu’ils sont des modèles de modèles, modélisations au second degré donc. Roland Barthes nomme ce simulacre décroché par voie de connotation « système sémiologique second »20. C’est ainsi que le mythe acquiert une fonction simulatrice, c’est‑à‑dire ici mystificatrice, puisqu’il se donne comme équivalent naturel du réel alors qu’il n’en est qu’une modélisation intéressée et orientée. Le métalangage de l’analyste (du mythologue) produirait à son tour un simulacre (dont la neutralité axiologique est elle‑même suspecte, comme Roland Barthes s’en était avisé) au troisième degré (c’est la « bathmologie », jeu des « échelonnements de langage »21). Jean‑Marie Schaeffer suggère avec raison que la modélisation qui s’exerce dans la perception visuelle, dans la mythification ou dans l’opération structurale, constitue le paradigme même de la représentation artistique (ce que Barthes nomme « l’activité poétique »). Le poiein est déjà un faire à la deuxième puissance, une modélisation du réel, une reconstruction et une combinatoire. Jean‑Marie Schaeffer fait justement observer que la distinction entre modélisation de premier niveau et de second niveau, entre langage premier et métalangage donc, pour être opératoire, doit se savoir locale, provisoire et réversible. Ainsi, la modélisation littéraire n’est langage‑objet ou premier que dans l’approche intentionnelle et métalangagière du chercheur en littérature. Quant à l’écrivain, son récit (par exemple) est déjà une modélisation (un métalangage) de ce premier langage qu’est le monde vécu, lequel est lui‑même une modélisation individuelle des langages qui nous traversent.

6La relation entre langage‑objet et métalangage n’est donc pas unilatérale : c’est ce que Barthes suggérait en indiquant que le métalangage structuraliste peut être pris comme objet par « un nouveau langage qui le parle à son tour »22. La figure récursive qui se dessine ainsi n’est pas sans rappeler le « cercle herméneutique » (p. 70) selon lequel l’objet est modifié par le chercheur qui s’en trouve modifié en retour, et ainsi de suite. Dans cette perspective, l’activité structuraliste peut être redéfinie non comme un ajout ou une production de sens, mais comme une représentation cognitive des procédures d’engendrement du ou des sens. Les formes ou structures cristallisent des effets de modélisation qui sont activés à la réception (par le lecteur donc, s’agissant d’œuvres littéraires). Aux dires de Claude Lévi‑Strauss (répondant à Norbert Wiener), la linguistique et l’anthropologie pourraient être exemptées du risque d’autoréférentialité inhérent au discours des chercheurs en sciences humaines23. Dans le cas de la linguistique, le caractère infradoxastique de nos compétences morpho‑syntaxiques ou phonologiques, la méthode statistique et la longue durée diachronique permettraient de réaliser des modèles stables et prédictifs. De même la compétence narrative semble largement pré‑attentionnelle, rendant négligeable l’influence de l’observateur (le narratologue) sur ce qu’il observe (les structures narratives). Comme le dit Daniel Dennett, cité par Jean‑Marie Schaeffer : « Nos récits sont tissés, mais, pour l’essentiel, ce n’est pas nous qui les tissons : ce sont eux qui nous tissent. »24

Le démon de la mini‑jupe

7L’ouvrage d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie25, a pu être lu comme une liquidation de la théorie structuraliste. Pourtant, il y a chez Barthes un eudémonisme théorique qui n’est pas à prendre comme une intimidation doctrinaire mais plutôt, encore une fois, comme la construction raisonnée d’un « simulacre ». Toute critique présuppose un cadre conceptuel et tout chercheur, comme M. Jourdain, fût‑il Raymond Picard, est théoricien sans le savoir. À ce titre, l’analyse structurale apparemment exhaustive de Sarrasine dans S/Z peut être considérée comme l’équivalent pour le récit de l’article de Jakobson et de Lévi‑Strauss pour les « Chats » de Baudelaire. Le malentendu autour de cet ouvrage tient sans doute à l’oscillation de son auteur entre le pôle « science de la littérature » et le pôle « critique », pour reprendre la terminologie barthésienne. S/Z n’est pas un objet purement théorique, une tentative d’épuisement structural : c’est aussi une (ré)écriture de l’œuvre de Balzac. Comme souvent chez Barthes, l’activité de modélisation fait l’économie de la validation des modèles. Chez lui, la théorie est plus incitative que spéculative : elle donne à penser. Un ouvrage semble faire exception, par son caractère « systématique » et non plus seulement programmatique : c’est le Système de la mode. Ce livre décrié, peu lu, jugé daté par son auteur dès sa parution mérite selon Jean‑Marie Schaeffer une réévaluation : il aurait été, au contraire, en avance sur son temps. Le philosophe rappelle les enjeux symboliques et anthropologiques d’un sujet souvent futilisé, la mode, dont Roland Barthes étudie le système discursif. Cette limitation du champ d’analyse à la mode « écrite »26 est d’importance : ce qui « jargonne » (p. 87), c’est le langage‑objet, et non le métalangage. Prolongeant l’analyse de la mini‑jupe proposée par Barthes sur la seule opposition cyclique long/court, Jean‑Marie Schaeffer en complexifie les variations structurales, tant en diachronie qu’en synchronie.

Pourquoi des récits ?

8L’auteur de Pourquoi la fiction ?27 brûle à plusieurs reprises au cours de cette lettre (précisément ambiguë quant à son statut fictionnel) d’aborder la question du récit. Le chapitre qui y est consacré s’ouvre sur un éloge de l’incipit de « L’introduction à l’analyse structurale des récits ». « Innombrables sont les récits du monde »28 : la première phrase de l’opuscule place d’emblée le fait narratif sous le signe de la pluralité, de la multiplicité. Les récits donc : la formule n’est pas seulement incantatoire, quoique le propos du théoricien emprunte quelque peu ici au geste du conteur, car c’est bien cette vision du récit comme « réalité caméléonesque », « organisme protéiforme » (p. 96) qui séduit Jean‑Marie Schaeffer par sa justesse. Transgénérationnel, transgénérique, intersémiotique, multifonctionnel, « populaire » en ce qu’il concerne toutes les couches de la société, d’envergure anthropologique puisqu’il transcende les époques et les cultures, le récit est ubiquitaire. C’est d’ailleurs l’extensivité du champ narratif qui lui vaut son « déficit de légitimité » (p. 97) : les affinités du récit avec la « littérature de masse », elle‑même liée à la narration cinématographique et télévisuelle, l’ont disqualifié sur le plan « esthétique ». Encore faudrait‑il préciser que ce discrédit porte sur la valeur artistique supposée de ce type d’œuvres narratives, car la fonction esthétique de cette catégorie sociogénérique et de ces médiums ne pose pas question. La prédilection de Roland Barthes pour cet objet de pensée a pu être aiguillonnée par ce désir de roman dont un cours au Collège de France a tâché de rendre compte. Il faut sans doute y voir, avec Jean‑Marie Schaeffer, une conception romantique et romanesque de l’écriture comme « lieu d’une réflexivité immanente infinie de la langue et du monde dans tous leurs états » (p. 98). Négligeant la fonction d’« opérateur d’identité » (p. 101) individuelle ou collective qui fonde la mise en récit psychanalytique (depuis Freud) ou historique (selon le « narrativisme transcendantal » de Paul Ricoeur, p. 100), Barthes a écrit un manifeste auquel Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Claude Bremond ou Umberto Eco ont pu ou auraient pu souscrire. Chez tous, selon Jean‑Marie Schaeffer, le récit est comme la « conjugaison paradoxale d’une universalité anthropologique avec une multiplicité déconcertante d’incarnations sémiotiques, de formes génériques et de fonctions pragmatiques » (p. 101).

9Bon objet, le récit n’est pourtant pas exempt de mystification, si l’on en croit l’analyse que fait Barthes du célèbre « effet de réel »29, dénoncé comme « illusion référentielle »30. Alibi du vraisemblable de la littérature réaliste, le référent est censé court‑circuiter la relation de signifiant à signifié qui opère dans tout discours. Cette transparence mythique de la langue ferait advenir le réel au sein même de l’énoncé narratif. Or le récit signifie le réel, par voie de connotation, au lieu qu’il y réfère. Selon Roland Barthes, c’est le discours historique comme paradigme du récit réaliste qui a fait du « détail narrativement non fonctionnel » (p. 102) le gage d’une « plénitude du "réel" » (p. 104) dans la fiction même. D’un point de vue épistémologique, l’analyse structurale des récits est apparentée, selon Jean‑Marie Schaeffer, à l’analyse psycho‑cognitive de la narrativité qui s’est développée dans les années 1970. L’analogie est avant tout de méthode : les deux approches relèvent d’une analyse formelle des structures narratives.

L’image photographique : une ontologie précaire

10Dans son premier livre, L’Image précaire31, consacré à la photographie, Jean‑Marie Schaeffer se réfère explicitement à deux textes de Roland Barthes : « Le message photographique »32 (1961) et « Rhétorique de l’image »33 (1964). On oppose parfois ces deux textes à La Chambre claire pour corroborer la thèse d’un passage chez Roland Barthes de la sémiologie à la phénoménologie. Or ces deux textes remettent déjà en cause la nature codée de l’image photographique : s’il y a « message », dans le premier cas, c’est parce que Roland Barthes s’intéresse précisément à la photographie de presse, qui interagit avec le texte ; s’il y a « rhétorique » dans l’autre, c’est parce que la photographie y est intégrée dans la logique communicationnelle du langage publicitaire. Pas d’ontologie de l’image photographique en soi, donc, mais plutôt une approche que Jean‑Marie Schaeffer qualifie d’« intermédiale » (p. 114). Dès les Mythologies, avec « Photos‑chocs », Roland Barthes distinguait les stéréotypes visuels ou formels (d’inspiration picturale) à l’œuvre dans les « images‑chocs » de celles où « le fait surpris éclate dans son entêtement, dans sa littéralité, dans l’évidence même de sa nature obtuse »34. Cette opposition préfigure celle qu’établit La Chambre claire entre studium et punctum. Jean‑Marie Schaeffer reconnaît dans la pensée barthésienne de la photo trois « temps topiques » (p. 116). Le premier temps différencie les images lisibles (les « images‑chocs ») et celles qui nous « désorganisent » précisément parce qu’elles résistent à la signification. Le deuxième temps s’attache à montrer que l’image photographique est scindée entre des éléments codés (connotatifs) et non codés, purement dénotatifs. Le troisième temps distingue deux modes de réception de la photographie : c’est le studium et le punctum. De la typologie des images à une sorte de sémiologie clivée, jusqu’à une phénoménologie différenciée de la réception, Roland Barthes a suivi la même « matrice structurale » (p. 116) mais en déplaçant son point de vue sur l’objet. Ce changement de perspective est capital car il aboutit à une ontologie fonctionnelle et non naturelle. Au demeurant, ce sont bien les propriétés matérielles de la photographie, et plus précisément sa nature indicielle, qui expliquent et motivent la recherche du punctum. La photographie recèle « la trace directe de quelque chose qui a été là » (p. 118). Jean‑Christophe Bailly parle d’« indice dormant »35 : c’est cet élément tenu en réserve qui est animé par le regard et qui l’anime en retour. S’il y a « ontologie » dans l’approche barthésienne de la photographie, de son propre aveu, c’est d’une ontologie « faible » (p. 120) qu’il s’agit, celle qu’emporte avec elle toute assertion, tout « discours sur » : « ontologie précaire, au sens littéral du terme car ce qui caractérise la photographie du punctum c’est précisément le peu d’être qui lui est propre » (p. 121).

Ethos & satori

11Le « Roland Barthes par Jean‑Marie Schaeffer » qui ressort de cet ouvrage, aux dires de son auteur, est « passablement idiosyncrasique, lacunaire, partiel et partial » (p. 122), à l’image de cet ethos barthésien si prégnant dans l’ensemble de ses écrits : égotiste et hédoniste. Souvent pris en mauvaise part, ces deux traits d’écriture (ou de lecture) sont des composantes essentielles de l’esthétisme, dont on sait que Jean‑Marie Schaeffer s’est fait le spécialiste et le défenseur. Quoi de plus significatif et émouvant que l’envoi de cette missive dise l’impossibilité de dire un mot du Japon, cet « empire des signes » dont Roland Barthes a proposé une lecture « romanesque » ? En lieu et place de tout discours, l’épiphanie d’un « papillon noir surgi du néant » (p. 123), en guise de haïku non écrit, ou de satori, renvoie le destinataire aimé à l’oubli.