Acta fabula
ISSN 2115-8037

2005
Automne 2005 (volume 6, numéro 3)
Magali Nachtergael

Au coin de l’écran

Stéphane Lojkine, Image et subversion, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon philo », 2005.
281 pages
ISBN : 2877112934.

1Image et Subversion vient donner une suite aux réflexions de Stéphane Lojkine dans son précédent ouvrage La Scène de roman (A. Colin, 2002). Par écran, il faut entendre, comme il est précisé dans un premier chapitre, un objet et une fonction. Sa fonction évidente de dissimulation est doublée d’une autre vertu, celle d’adoucir la vigueur d’un foyer et d’en diffuser la chaleur et la lumière dans la pièce. Accessoire fonctionnel de maison mais aussi objet de décoration, Stéphane Lojkine trouve à l’écran une fonction de transformation symbolique « à la fois imageante et technique ».

2Au fondement de ce que S. Lojkine propose ici d’appeler le dédoublement symbolique, le dispositif d’écran fonctionne comme un dispositif signifiant : en effet, il empêche l’accès à la source vive de chaleur, ce que Lacan considèrera comme un choc traumatique originel (tuché, voir à cet égard Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse). Pourtant l’écran donne à voir et à sentir cette chaleur sous une autre forme. Stéphane Lojkine cite en exemple : « le chimiste [qui] se protège du réel comme la conscience se protège du choc » (p. 23). En effet, la médiation de l’écran est une étape fondamentale qui va se répéter et se démultiplier comme il le démontre à travers d’autres exemples tirés de l’époque classique. Cette période correspond en effet à un moment de l’histoire de la représentation où la fonction d’écran se positionne comme une charnière dans le passage du « principe symbolique » à son « institution », qui elle succède au choc et à l’instauration de l’écran qui lui « amortit » en quelque sorte la première phase. Avant de revenir sur les études de cas qui concernent Pétrarque et Rembrandt auxquels sont consacrés les chapitres 2 et 3, il faut noter l’importance de la théorie lacanienne du dédoublement symbolique pour mieux appréhender la déclaration d’intention de Lojkine dont le but est de définir une « culture moderne de l’image ».

3Si l’on distingue les choses, brutes, « qui procèdent du réel » des objets qui eux « procèdent de la représentation », se profile à nouveau ce dispositif d’écran car : « L’objet vient s’interposer entre l’objet et le réel » (p 94). On imagine aisément tout le réseau complexe de représentation et d’articulation mis en jeu dans cet arrangement où du sens va prendre place. En reliant cette expérience du choc, de rapport à la chose, avec « l’histoire archaïque de la constitution du sujet pré-oedipien », Lojkine injecte au schéma le langage qui va organiser ces visions iconiques. Ces dernières s’identifient pour leur part au principe symbolique dans la mesure où le « savoir des images » se constituerait sur un principe de subversion et de révolte, puisqu’il fonde les valeurs de l’individu (ce que s’oppose nécessairement à l’institution symbolique dont la fonction est de réguler l’espace social).

4L’exemple d’Incarnat, Noir et Blanc est un pivot dans l’ouvrage : la théorie du dédoublement, une fois développée et argumentée à partir d’exemples tant littéraires que visuels, s’y applique comme une Spaltung, c'est-à-dire une division nécessaire qui procèderait de ce choc originel (tuché). Face à cet ébranlement insoutenable, à savoir d’après Freud la rencontre avec l’image de l’inceste, « l’institution symbolique » installe le récit, articulé selon une grammaire plus ou moins figée et toujours régulatoire. La fiction sert alors de compromis acceptable, elle occupe la fonction d’écran tout en laissant deviner les contours des scènes qui se jouent : dans Incarnat, Noir et Blanc, tout comme dans le conte égyptien Les deux frères, ce qui se dessine en filigrane est la dissimulation subtile, rampante et polymorphe du tabou de l’inceste.

5Comment se dévoile-t-il ? À travers deux processus littéraires bien connus, la métaphore et la métonymie. Le processus métaphorique qui reste proche de la métonymie bien que l’un procède par glissement et l’autre par morcellement, participe de cette « symbolisation du réel ». Mais si la métaphore articule « image primaire et subversion », la métonymie, dans sa discontinuité, classifie au nom de l’institution symbolique. Mais Stéphane Lojkine évoque aussi les recherches scientifiques sur les connexions neurologiques qui tendent à accréditer la thèse du dédoublement symbolique en comparant son processus à celui, premièrement, de la « parcellisation » (métonymique) qui a lieu lors de la production de neurones pendant la première partie de la vie et deuxièmement, à celui de « l’articulation » (métaphorique) lorsque les synapses relient les neurones entre eux.

6La troisième partie de sa réflexion, après s’être concentrée sur les dispositifs symboliques de l’individu, se prolonge pour interroger de statut de « l’écran dans la culture ». La question, appliquée à la civilisation moderne, tend donc à se tourner vers des mythes (en tant que fiction dissimulatrice du choc initial devenu tabou) fondateurs de la culture occidentale moderne, sous l’impulsion des écrits de Freud, celui principalement du meurtre du fils. Freud décompose cette instauration du mythe en trois temps : « Le premier moment est celui de la mise à mort des fils. La pulsion de mort est la nostalgie du premier moment. Le second moment est celui de l’instauration du totem. (…) Le troisième moment, enfin, ritualise ce qui a été instauré au second moment. » (p. 180 et 183) Le second moment étant considéré comme celui de la représentation va néanmoins pouvoir figurer le premier. La disposition et la configuration de cette représentation qu’elle soit géométrale ou de la fiction (p. 265), s’élabore en feuilleté, comme la « stratification des vestiges anciens de la culture et de l’humanité avant la culture » (p. 112). Ainsi : « La base du dispositif, fiction ou configuration spatiale, porte donc l’écran fondamental, c'est-à-dire ce qui depuis la culture désigne son en deçà, ce qui depuis la représentation renvoie à l’irreprésentable. » (p. 183) Stéphane Lojkine réévalue à cette aune le Moïse de Freud avant de prendre une Déposition de croix par Rembrandt comme matériau analysable de cette restructuration picturale et totémique du mythe archaïque du meurtre du fils.

7Ce qu’il en ressort, au regard de l’échafaudage théorique progressivement monté, est que « la mise en œuvre de la scène primitive, qui constitue le ressort du principe symbolique et le noyau structural de la représentation, se manifeste (…) dans l’espace de la représentation, c'est-à-dire sous sa forme atténuée, filtrée par l’écran, comme glissement vers la mort. » (p. 231) Dans le chapitre 2, l’étude d’un sonnet de Pétrarque avait permis de dégager des prémisses de cette mélancolie latente dans l’extrait du Canzoniere (Sonnet 35). Stéphane Lojkine présente alors, après cette conclusion transitoire présentée sous forme de question, sous une forme schématique le « système de recyclage symbolique » qui pose et suppose « l’exigence éthique ».

8Le dernier chapitre propose un retour sur Le Festin de Balthasar à travers son iconographie. Le chapitre 3, au terme d’une analyse minutieuse de sa composition, avait pour vocation de dégager les trois écrans qui feuilletaient le tableau et posait la question morale de sa représentation : « L’analyse structurale révèle donc une scène primitive » (p. 75), c’est ce fil que le neuvième et dernier chapitre déroule dans l’Histoire. Mais « l’analyse du dispositif » amène à interroger aussi « la position pure par rapport à cette scène » qui contient à la fois des signes (subversifs) d’une disposition sexuelle. C’est dans cet ultime chapitre que ces principes matriciels (jouissance féminine, dévoration maternelle, meurtre du fils, parricide, etc.) trouvent dans l’iconographie christique un écho et une dimension culturelle où le dispositif d’écran prend toute son ampleur.

9Au-delà de l’analyse structurale, Stéphane Lojkine conclut au primat du dispositif, à la fois pivot et catalyseur d’un savoir primitif des images, en définitive, un « modèle dynamique » (p. 269). Il ressort de la densité argumentative et théorique d’Image et subversion une redéfinition de l’écran en tant qu’ouverture translucide sur le monde subversif des images, un monde où le symbolique se réorganise sans cesse entre son principe et son institution, laissant une frontière mobile et secrète dévoiler parfois ses horizons obscurs.

10Cette étude qui se fonde sur des exemples classiques s’adresse, il faut le préciser, à des lecteurs familiers des théories psychanalytiques tant freudiennes que lacaniennes.