Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Février 2017 (volume 18, numéro 2)
titre article
Lia Kurts-Wöste

Réhabiliter la notion d’« œuvre »

François Rastier, Créer : Langage, Image, Virtuel, Paris : Éditions Casimiro, 2016, 237 p., EAN 9788415715993

1Créer : Langage, Image, Virtuel : comme l’articulation des termes dans le titre l’indique, les trois derniers ont alimenté dans le passé ou alimentent aujourd’hui les principaux débats des théories sur l’art (comme résultat) et sur la création (comme processus). Discutant avec une remarquable érudition les principaux éléments de ces débats, de l’Antiquité à nos jours, François Rastier sait en renouveler profondément les enjeux en adoptant un point de vue original, sémio‑anthropologique, qui s’appuie sur les éléments majeurs de la sémiotique des cultures qu’il élabore depuis une vingtaine d’années désormais, dans le droit fil de la vaste philosophie des formes symboliques d’E. Cassirer, dont il est un des héritiers les plus marquants aujourd’hui.

2L’ouvrage s’appuie sur une somme d’articles précédemment publiés et entièrement refondus, synthèse qui témoigne de la cohérence et du pouvoir heuristique de l’approche sémio‑anthropologique, dont la portée éthique et socio‑politique — autres dimensions qui rapprochent l’auteur du Cassirer de l’Essai sur l’homme) —  n’est pas absente.

3F. Rastier a proposé en 2011 puis en 2014 une distinction féconde entre « document », « texte » et « œuvre ». Si la notion de « texte » a été amplement traitée (voir Sémantique interprétative, Sens et textualité, Arts et sciences du texte, etc.), si la notion d’« œuvre » avait déjà fait l’objet d’un certain nombre de travaux (voir en particulier « Le langage comme milieu. Des pratiques aux œuvres », « Du texte à l’œuvre. La valeur en questions », articles accessibles en ligne sur la revue Texto !), cette dernière constitue cette fois le point nodal d’une ample démonstration : la réhabiliter suppose en effet de la construire, de ne pas la banaliser, de la rendre lisible, de lui redonner un corpus d’élaboration, de la rendre accessible à un regard critique. À travers sa réhabilitation, il s’agit dans le même temps de renouveler la question générale de l’objectivité des œuvres d’art et des démarches d’objectivation qui tentent de les caractériser.

4L’ouvrage présente une nette portée délibérative : refusant tout aussi bien de considérer les œuvres (verbales et non verbales) comme de simples « produits » — confusion propre au ready made ou au pop art, qui menace la notion d’« œuvre » d’insignifiance en annulant sa spécificité — que de verser dans une « exaltation obscurément religieuse » (p. 176) de celles‑ci, position qui, de Schelling à Heidegger constitue encore le fond romantique et post‑romantique sur lequel nous vivons, il montre comment l’effort d’objectivation des œuvres d’art implique plus largement encore une reconception du statut de l’art qui ait pour ambition de permettre de repenser ensemble humanisme, humanité et Humanités — qu’elles soient classiques ou numériques, peu importe ici. Nous choisirons de mettre en valeur quelques lignes de force, qui ne sont pas exclusives d’autres lectures.

Ni subjectivisme, ni positivisme, ni élitisme

5De fait, relégitimer une telle notion aujourd’hui, alors qu’une bonne partie des théories contemporaines sur l’art sont focalisées sur l’idée que la « dé‑création » (p. 12) serait la manière la plus moderne de penser l’art, c’est prêter le flanc aux accusations d’élitisme, de passéisme ou de nostalgie « bourgeoise » : F. Rastier sait les déjouer non sans esprit de polémique à l’occasion, mais avec une envergure théorique qui dépasse très largement cet aspect agonistique, pour retrouver quelque chose de l’« optimisme d’après la catastrophe » qu’il analyse chez Beckett : « Un humanisme paradoxal, celui d’après la catastrophe, qui cache sous une ironie implacable un humour sans faille — et peut‑être un optimisme désespéré » (p. 79). La force du propos consiste, tout en étant historiciste et comparatiste, à fournir un certain nombre de critères trans‑historiques pour penser les œuvres et le processus de création, voire pour évaluer leur qualité, affrontant ainsi avec courage le préjugé apparemment indépassable de la relativité du goût, pour recentrer le débat sur les œuvres elles‑mêmes, prônant une forme d’« anthropologie du prestige », dont la force est d’être sans a priori — la réussite d’une œuvre s’évaluant par rapport aux défis que l’œuvre s’impose à elle‑même en se confrontant à l’intertexte qu’elle s’est choisie, et non par rapport à des critères normatifs externes et/ou prédéfinis :

Sans s’arrêter à l’idée d’un canon répertoriant des œuvres monumentalisées, il faut donc décrire la circulation des valeurs entre les œuvres : [une œuvre remarquable] tire du prestige de la valeur reconnue aux œuvres avec lesquelles [elle] interagit par son intertexte, mais encore émane son prestige en renforçant le leur. (p. 209)

6C’est sans doute la notion de « médiation », d’inspiration cassirérienne, qui concentre le mieux en elle tous les éléments nodaux qu’implique la définition de la notion d’œuvre dans cet ouvrage, médiation que la « culture [contemporaine] de l’immédiateté » a « tant de mal à concevoir » (p. 163). Cassirer définissait les « formes symboliques » (au titre desquelles les langues, les arts, les sciences, les religions) par « leur fonction générale de médiation, par le moyen de laquelle l’esprit, la conscience, construit tous ses univers de perception et de discours » (E. Cassirer, Philosophie des formes symboliques). Fidèle à cette approche mésologique, Fr. Rastier plaide pour la reconnaissance de la nécessité d’une théorie générale des formes culturelles et des moyens d’en rendre compte :

Alors que la position hégélienne marque la faillite de la logique dialectique à penser l’évolution des formes naturelles, une théorie générale des formes naturelles et culturelles, sans faire de l’art un phénomène d’exception vaguement religieux et/ou sulfureux, pourrait prêter toute l’attention nécessaire à ses formes et à ses métamorphoses, alors même que son absolutisation avait injustement déprécié toute réflexion technique. (p. 178‑179)

7La notion de « médiation » suppose le concept de « couplage » de l’individu avec son milieu, concept élaboré depuis J. von Uexküll et qui permet de sortir d’un dualisme aporétique qui écartèlerait les œuvres entre un idéalisme absolu se détournant de la matérialité des œuvres et un matérialisme réducteur supposant une approche « acéphale » (du nom de la revue de Bataille), comme d’une opposition plate entre sujet et objet ; à rebours, Fr. Rastier rappelle que « les sujets et les objets se construisent mutuellement dans le couplage propre à l’environnement humain, éminemment socialisé, sémiotisé, culturalisé. » (p. 177) :

On peut parler ici d’interprétation réciproque du sujet et de l’objet : le sujet se projette dans l’objet, l’objet s’introjette dans le sujet. Outre la perception, l’imagination est évidemment un moyen de ce couplage, qui reste vraisemblablement propre à notre espèce dans la mesure où le développement du cortex préfrontal nous permet d’accéder aux objets absents. (n. 71, p. 178)

8Et Fr. Rastier de prendre un exemple emprunté à la culture orientale pour mettre en valeur la conscience de la « fonction médiatrice » des œuvres, suggérant par là que cette conscience a trop souvent manqué à l’approche occidentale de l’art — comme il l’analyse ailleurs en dévoilant la crypto‑philosophie de type ontologique qui fonde majoritairement la pensée occidentale de l’art :

Le Natya Çastra, traité de poétique indien du deuxième siècle, suggère que les émotions artistiques n’ont rien de commun avec les émotions ordinaires : pendant tout le temps de la représentation artistique, on n’a plus accès à ses émotions personnelles. Dans une catharsis singulière qui n’a rien d’aristotélicien, on éprouve des émotions nouvelles ; on ne les retrouvera que là. La fonction médiatrice de l’art réside peut‑être en partie dans la création de ces émotions nouvelles. (p. 163)

9L’environnement humain présente cette caractéristique remarquable pour aborder les productions artistiques, qu’il « comprend une zone sans substrat perceptif immédiat, la zone distale, qui contient le monde imaginaire des sociétés (arts, sciences et religions) » (p. 177) ; l’art est ainsi de manière principielle un « moyen de couplage avec la zone distale » (id.).

10« Médiation », « milieu » et « couplage » permettent d’articuler la notion d’œuvre avec celle d’ « objets culturels » et, de proche en proche, de réhabiliter la notion de « culture » elle‑même qui a fait l’objet d’une même dévaluation, et pour les mêmes motifs, auxquels on peut ajouter, dit l’auteur, le soupçon de « criminalité colonialiste » — comme a pu le montrer Derrida avec la notion de « colonialité » de la culture, qui s’appuierait sur un très malvenu « choc des civilisations », alors que « la culture est une affaire mondiale et que la notion même de littérature mondiale [et de citoyenneté mondiale] remonte au cosmopolitisme des Lumières » (p. 78). Les identités culturelles sont ici conçues comme des « spécificités », et comme le rappelle judicieusement l’auteur, « entre spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences », entre lesquelles « on peut établir [[…] une même distance critique » (p. 108).

11Ainsi reconstruite dans un réseau de notions et de concepts la reliant fondamentalement aux capacités de symbolisation de l’humain, la notion d’œuvre peut être raccordée aux enjeux sociétaux cruciaux, vitaux, qu’elle engage : car la désymbolisation (et la perte de la conscience du statut de « formes symboliques » des œuvres) « donne carrière à la violence » (p. 94). Réhabiliter la notion d’ « œuvre », c’est donc aussi avoir l’ambition de reprendre à son compte la « nouvelle compréhension de l’humain » proposée par Antelme au sortir de la deuxième guerre mondiale, humanité définie « non par une âme ou des valeurs présupposées, mais par la révolte contre la déshumanisation » (p. 115) : ainsi les œuvres forment‑elles et aident‑elles à penser la culture comme un rempart essentiel contre cette déshumanisation conçue comme « désymbolisation ». Par ailleurs, elles ouvrent sur une très saine « mondialisation critique » (p. 128), indépendante des marchés et des prétentions à l’universalisme des dogmatismes de tous bords. Les langues sont ainsi des milieux, et ces milieux sont des œuvres collectives — qui « s’écrivent dans les œuvres » individuelles.

12Renouveler la question de l’objectivité des œuvres d’art, c’est par ailleurs refuser deux attitudes qui supposent et aboutissent à la même dévaluation de la spécificité d’une problématique de l’objectivation critique quand elle est reliée à une conception exigeante et responsable de la créativité humaine : à la fois le subjectivisme (et la revendication d’un rapport à l’œuvre conçu comme un simple « ressenti existentiel » (p. 198) stigmatisé par l’auteur comme « une Einfühlung vaguement communiante entre l’éthos sans éthique du créateur et le pathos sans borne de l’amateur » (p. 26) et le positivisme qui ferait de l’œuvre « une chose parmi les choses » (p. 28) (selon le mot de G. Genette dans L’Œuvre de l’art). Pour rendre justice à ces objets complexes que sont les œuvres, il vaut mieux rejeter tout aussi bien les « interprétations littérales », qui laisseraient supposer que le sens est donné et non construit, que les « allégorèses », qui laissent la porte ouverte aux projections les plus éloignées du projet esthétique initial, « deux types de lectures plates qui réduisent dogmatiquement la complexité de l’œuvre » (p. 210). On tirera profit au contraire de la notion de problème esthétique, telle qu’elle a été formulée par Aby Warburg, car elle « permet d’organiser l’interprétation en posant le problème de la production. Il ne s’agit pas de reconstruire fantasmatiquement l’intention supposée de l’auteur, mais de restituer, pour les affronter, les problèmes esthétiques et techniques qui se posaient à lui » (p. 212), en replaçant l’œuvre dans le corpus d’œuvres qu’elle s’est auto‑constitué et auquel elle s’affronte pour tenter d’en renouveler les enjeux.

13On retiendra cette dernière remarque, qui a le mérite de reconstruire des dualités dynamiques là où il n’y avait que plates dichotomies et de rendre sensible le pouvoir de vivification des œuvres : 

Au sein même d’un principe de plaisir, la distance maintenue conserve ainsi un principe de réalité [qui conditionne la surprise propre au plaisir esthétique] : l’union de ces deux principes fait naître le sentiment que le réel devient vérité, que l’existence devient vie. (p. 164)

Les chaînes de transmission culturelle : une « énergétique » des œuvres

14Faire le lien entre « œuvres » et « médiations symboliques » est une manière de les réintroduire dans un circuit complexe de transmission qui suppose « traditions », « transductions » et « traductions » (p. 202), loin des « mythes technoscientifiques » ou du « romantisme tardif » qui voudraient faire de la création une « générativité instantanée » ou une « interactivité fusionnelle » (p 148). Ces processus permettent de reconcevoir la fonction critique du langage — bien éloignée de la fonction simplement utilitaire que lui assigne la philosophie du langage — en termes de « portée », d’ « adresse » et de « destination » (p. 123) — termes dont on peut saluer la force trans‑sémiotique tant elle permet de se dégager du seul modèle langagier : « dès lors que l’œuvre adressée est reçue comme un don, et tant que ce don n’a pu encore être suivi d’un contre‑don, une dette symbolique s’ouvre » (p. 224).

15« Production » et « réception » s’interpénètrent dans ce circuit puisque « les textes sont faits de textes et en engendrent d’autres » (p. 143) ; les œuvres construisent constamment des corpus d’interprétation nouveaux en tissant des relations entre œuvres restées séparées. Les arts à interprètes comme la musique, contrairement à ce que la typologie de N. Goodman pouvait laisser penser, ne sont d’ailleurs pas moins « autographes » (p. 151) que les autres lorsque l’interprétation fait date et qu’elle crée une œuvre unique.

16Mais le circuit de transmission dans lequel toute œuvre s’inscrit ne contredit en rien le travail de « stylisation » essentiel, « processus d’individuation » (p. 28) par lequel une œuvre deviendra singulière et irremplaçable. L’auteur propose de repenser le processus de création non comme une « combinatoire » (p. 142) ou un processus d’addition (selon un principe computationnel) — ce dont l’ordinateur est capable —, mais au contraire comme un « processus d’élimination », reprenant la conception de l’art de Michel‑Ange et son choix d’une via di levare, « qui consiste à dégager la statue qui se trouvait à l’intérieur du bloc de marbre » (p. 162), en faisant un éloge convaincant de l’ « effacé » (p. 162 : « c’est dans l’ « effacé » que le lecteur cherche une révélation ») et de la rature, où affleure une forme d’art poétique), pour conclure : « aucune combinatoire ne peut produire ce mode supérieur de complexité » (p. 146) : « elle suppose la temporalité lente d’une contemplation, à la fois imprévisible et toujours suspendue, comme une lecture toujours recommencée, sans rien de commun avec le fameux « temps réel », ni avec le vertige de l’immédiateté. » (p. 163)

17La stylisation ainsi conçue comme « simplification » n’a donc rien de simpliste :

[s]tyliser serait simplifier en éliminant le superflu caché dans sa propre redondance, dégager des lignes de force, indiquer une dynamique : alors, un style d’œuvre […] rencontre ainsi les trait majeurs des processus perceptifs, qui sont d’abord des processus de simplification, d’extraction de singularités, de mise en contraste. […] Dans l’élaboration des premiers outils, voilà plus de deux millions d’années, puis des objets culturels les plus élaborés, on retrouve les mêmes processus constants de stylisation, comme l’élimination des surépaisseurs, les symétrisations. Peut‑être les signes sont‑ils des objets ainsi stylisés […] (p. 193),

18et l’auteur de conclure sur une défense de la simplicité en art.

19Se dessine ainsi une « énergétique » (p. 219) des œuvres que l’on peut approcher par le concept fécond de « métastabilité » :

La notion de métastabilité a été transposée par Simondon de la thermodynamique à une ontologie radicalement originale. Pour simplifier, une œuvre n’est pas “froide” et stable, mais “chaude” et métastable : elle garde trace de son état préindividuel, quand elle n’était pas distinguée de son milieu, et elle pointe vers son corpus d’élaboration qui constitue ce milieu, comme vers son corpus d’interprétation et de réélaboration. (n. 26, p. 149)

20Arrivés au cœur de la problématique, le terme « créer » se voit défini comme suit :

Créer n’est plus une décision souveraine : l’intention ne préexiste pas à l’œuvre, puisque l’élaboration de l’œuvre a pour but de découvrir cette intention et d’en faire la ligne directrice de sa prise de forme. Aussi la création est‑elle presque unanimement décrite par les artistes comme un processus de découverte et non d’invention, à mesure qu’ils objectivent une œuvre nouvelle, jusqu’à la considérer comme achevée, c’est‑à‑dire devenue indépendante de son créateur. […] La réflexion sur la création des œuvres (ou opératique) ne peut ainsi être théorisée sur le modèle d’une création divine par un fiat […] [ou d’une création ex nihilo] » (p. 218‑219)

21L’approcher selon une « énergétique » faite de réélaborations constantes, lui redonner son épaisseur temporelle, c’est rendre à l’œuvre la consistance dont elle a besoin pour ne pas devenir un simple « point de rencontre » (p. 27) prétexte à de good (or bad) vibrations, et garder ainsi son potentiel critique où réside justement le dynamisme de la transmission.

22Concevoir l’œuvre comme un « centon » (p. 89) à valeur critique, c’est aussi reprendre à son compte la refondation polémique de la littérature mondiale après la Seconde guerre mondiale, loin de l’irénisme de sa conception première au sein de la cosmopolitique de Kant et des Lumières. Son caractère palimpseste et le fait que les langues de cultures soient « transnationales » (p. 98), explique aussi son très courant « multilinguisme »/« plurilinguisme » (p. 98) — même lorsque les œuvres sont apparemment monolingues —, plurilinguisme qui exerce pour sa part un pouvoir de démenti des postures et des crispations nationalistes. Et l’auteur de suggérer la nécessité d’une reconception importante des équilibres institutionnels en affirmant que « la littérature comparée se trouve au centre intellectuel et scientifique des études littéraires » (p. 108).

23Le caractère « pluri- » ou « poly- » de l’œuvre est d’ailleurs définitoire d’autres aspects tout aussi importants : polysémiotiques, polysystématiques, multimodales, les œuvres — y compris anciennes — n’ont pas attendu l’environnement multimédia pour combiner les paramètres de constitution.

Virtuel & toute‑puissance

24Là encore, le point de vue sémio‑anthropologique permet une approche originale de la notion de « virtuel », que l’on associe spontanément aux nouvelles technologies, multimédia ou encore cyberespace :

Le virtuel […] n’est pas moins matériel que ce qu’il remplace », ainsi « dans le domaine des sciences de la culture, nous n’avons pas affaire à des choses, mais à des phénomènes. Comme l’a établi Saussure, les langues n’ont rien de matériel et ne sont faites ni d’idées ni de sons, mais de sens et d’images acoustiques — d’où l’échec des linguistiques positivistes. À ce titre, les langues pourraient bien être dites virtuelles elles aussi […] (p. 140).

25Autre mise au point importante, « le numérique ne se confond pas avec le virtuel — il est bien actuel et un pixel affiche un signal physique tout à fait matériel » (p. 132). L’auteur ordonne différentes questions liées au « virtuel » en se servant de la littérature pour guide, rappelant par ailleurs que des nouveautés « qui semblent radicales concrétisent souvent des rêves anciens. » (p. 139), posture qui permet de se prémunir de la  fascination que pourraient exercer les nouvelles technologies, sans les dénigrer a priori, mais en les historicisant. De fait, malgré leur sophistication technique, « les mythes [de toute‑puissance] qui […] inspirent [les programmes de la cybernétique] restent [souvent] archaïques » (p. 169).

26Dans l’exceptionnelle richesse des analyses, on s’attardera sur la mise en valeur, via le concept de « virtuel », de la sortie du substantialisme dans les SHS à la fin du xxe siècle, prenant acte des découvertes scientifiques récentes, mise en valeur d’autant plus importante qu’elle reste encore aujourd’hui difficile à penser et à faire admettre:

27Ouvrant l’espace d’une praxéologie, Saussure en linguistique et en sémiotique, Cassirer et Simondon en philosophie ont mis fin à l’ontologie des substances détruite par la physique à partir de la fin du xixe siècle : un objet n’a d’autre réalité que de croiser des faisceaux de relations qui le définissent (p. 217) :

Pour l’ensemble des sciences de la culture, [l’approche saussurienne] aura été une libération, car elle permet de comprendre le caractère autoconstituant du sémiotique [comme milieu fait de relations] » (p. 134), ce qui permet de faire sauter toutes les dichotomies corps/esprit, substance/forme, expression/contenu qui sont à la base de nos conceptions les plus anciennes et les moins interrogées. Les œuvres, comme lieux de reconception du « virtuel » des langues, supposent ainsi une posture complexe, ni intellectualiste, ni anti‑intellectualiste, « car le corps‑viande, bien passionnel, pulsionnel, bien Artaud‑Bataille, n’est que l’inversion spéculative de l’Esprit Absolu hégélien » (p. 92).

28On insistera sur la mise en valeur des œuvres comme lieux de résistance : par leur portée critique, éthico‑politique, par l’engagement éthique et esthétique qu’elles supposent, elles sont une résistance à la dérégulation générale que l’on peut rencontrer par exemple dans le cyberespace, liée à la déresponsabilisation conséquente à l’anonymat des auteurs sur ces supports. Résistance donc à une plongée dans l’« insignifiance » :

Utilisés pour renforcer les conceptions théologiques de la création, devenues démiurgiques, les nouveaux moyens techniques méritent mieux, en effet, que la monotonie et la volonté de scandale, qui toutes deux scandent hypnotiquement notre quotidien : les sauver avec nous de ces insignifiances, voici la tâche indéfinie des créateurs. (p. 179)

29Si le processus de stylisation propre aux œuvres consiste par ailleurs à articuler « des faits et des valeurs » — que ces « faits » soient imaginaires ou pas —, l’auteur rappelle avec raison que la seule question pour juger d’une œuvre est celle de la qualité de l’articulation entre faits et valeurs —, condamnant, côté « faits », l’idée avancée par Genette que la littérature testimoniale serait « conditionnelle » parce qu’elle s’occuperait de fais historiques, et côté « valeurs », les tentations de « falsifications complaisantes des succès de librairie » (p. 112). L’auteur rappelle ainsi, à la suite de Perec, Elie Wiesel ou encore Primo Levi, la portée sous‑estimée de la littérature de l’extermination :

L’humanité est en quelque sorte réalisée quand le témoignage assigne leur place aux victimes, aux survivants, aux bourreaux même, et s’adresse aux lecteurs, aux générations futures, sans nier ce qui les distingue voire les oppose : ce n’est pas le peuple de Dieu ou d’un Dieu qu’il suppose et constitue ainsi, mais, si l’on peut dire, le peuple du monde. (p. 114)

30Résistance à la fascination à l’égard des techniques « immersives » des « réalités augmentées » (sémiotiques diverses incrustées dans un dispositif de visualisation, lunettes, écran, smartphone, pare‑brise) et « réalités virtuelles » (technique d’immersion mises au point dans les systèmes de simulation et les jeux vidéo) (p. 134) qui visent à une « saturation sensorielle » (p. 94) : « on perd en stylisation » (p. 94) et on tue l’imaginaire.

31Résistance enfin aux fantasmes de toute‑puissance. Fr. Rastier propose une relecture historique très intéressante de ce fantasme culturel, en situant son origine dans les systèmes post‑kantiens : en effet, le sujet transcendantal kantien donne lieu aux systèmes post‑kantiens sur lesquels est fondée une part décisive de la tradition romantique et post‑romantique, celle qui nous conditionne encore, celle de la « Volonté » (avec le tournant décisif amorcé par Schelling, qui publie les Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine), celle de la « Liberté » de l’« âme » pensée, selon l’analyse de Cassirer, comme autonome et indépendante et non celle, plus marginale, même si présente, d’une esthétique critique comme chez Schlegel ou Benjamin : « Apparent dès la Renaissance […], le thème du démiurge peut alors trouver son fondement métaphysique dans l’exaltation de la Volonté. » (p. 172) Ces mouvements de pensée aboutissent à une regrettable disjonction des créateurs et des œuvres au profit des premiers, ce qui induit inévitablement une dévaluation de la technique, du « métier », de la forme, de l’action critique et finalement de la notion même de culture, puisqu’elle se rattache fondamentalement à tous ces thèmes. Ce serait donc paradoxalement via la philosophie de celui par qui l’on sort de la tradition du « pourquoi ? » métaphysique pour accéder à la tradition du « comment ? » scientifique que la volonté de toute‑puissance ferait retour, en radicalisant une « forme de religiosité diffuse ». Ce serait donc par ce chemin d’une radicalisation du caractère inconditionné/conditionnant du sujet transcendantal que la notion de culture viendrait regrettablement à être dévalorisée.

Imitation ou représentation ?

32La réintégration des œuvres dans la sphère de la transmission et, conséquemment, la prise de conscience que permet l’ouvrage de la relative autonomie du monde sémiotique dans lequel s’élaborent les œuvres permettent aussi de comprendre l’étonnement qu’affiche l’auteur quant à la persistance remarquable de la problématique représentationnelle dans la culture occidentale, qui a fait constamment assimiler poésie et peinture en art, ou vérité et réalité en philosophie, depuis Aristote jusqu’aux ontologies du web sémantique : « Le réalisme littéraire témoigne peut‑être […] d’un effort millénaire pour rédimer l’imperfection du langage, ratiocineur et contestable, pour le rendre enfin iconique et par là passionné et véridique. » (p. 67) :

Si toute philosophie a une fonction réaliste, n’en serait‑il pas de même pour tout art, voire pour toute production de signes ? L’originalité de la tradition occidentale aura été de porter cette objectivation anthropologique des signes à son stade théorique et d’avoir fait de cette nécessité un devoir, nous engageant tout à la fois à connaître nos arts et à les méconnaître en leur assignant une impossible mission mimétique. (p. 74)

33Cherchant une justification à cette étonnante constante culturelle de l’assimilation de l’image et du langage, Fr. Rastier mobilise les résultats des récentes recherches sur l’exploration mentale et l’imagerie cérébrale :

La vérité secrète du réalisme, comme les méprises tenaces qui la travestissent, ont sans doute des substrats anatomiques communs : on sait par exemple que les mêmes aires du cortex visuel traitent les perceptions visuelles et les images mentales. […] Ces données aujourd’hui incontestées permettent de prendre en considération les substrats psychophysiologiques de théories comme celle de la contemplation du modèle intérieur […] ainsi, la dominance visuelle des images mentales serait liée au développement particulier du cortex visuel chez l’homme. […] La réalité du monde imaginal, l’étrangeté du monde perçu découleraient alors des mêmes sources, et les théories du réalisme, en sémantique comme en esthétique, auront peut‑être été autant de méditations sur ce mystère qui s’éclaircit peu à peu. (p. 74‑75)

34Quoi qu’il en soit, l’importance culturelle de ces problématiques fait que l’auteur, s’il sait opérer un déplacement de point de vue salutaire, les a étudiées dans le détail, soulignant les contradictions insurmontables auxquelles elles se trouvent confrontées : « si l’art se définit par‑dessus tout comme une représentation, la beauté de l’œuvre n’est pour l’essentiel qu’un reflet de celle du modèle. Mais trouve‑t‑on en ce monde des modèles d’une beauté parfaite ? Et où trouver les modèles des Dieux ? » (p. 38) L’auteur montre comment chaque penseur a affronté ces problématiques, illustrées par trois anecdotes rappelées pendant deux millénaires : celle de l’Aphrodite de Praxitèle, celle de l’Hélène de Zeuxis, celle de Phidias et du Zeus d’Homère (p. 38-39).

35Relier la notion de représentation à une conception ontologique du signe permet la mise en valeur de secrètes accointances entre des positions traditionnellement considérées comme antithétiques, comme par exemple le réalisme et l’idéalisme — qui devient ici un « réalisme transcendant » (p. 36).

36L’auteur remarque que « [d]ans le domaine des arts du langage, la notion de représentation fait certes l’objet de contestations, mais par là même demeure fort vivace, jusque dans la dénonciation, par Barthes (1967) puis Riffaterre (1978), de la prétendue illusion référentielle […]. » (p. 35)

37Mais la force d’une telle tradition culturelle peut constituer un puissant moteur de création, et c’est à nouveau une forme d’art poétique qui se profile :

Le sens reste en effet inséparable des facteurs de textualité, c’est‑à‑dire de création d’univers, d’atmosphères particulières, d’effets de réel nouveaux, mais aussi d’intertextualité : reconnaître de façon critique les liens que l’on conserve inévitablement avec les traditions représentatives, faire deviner leur présence, reste ainsi une condition pour faire émerger du nouveau. (p. 65)

38Reste que certains éléments historiques peuvent être mis au compte d’une conception de la beauté qui ne soit pas définie par la représentation, de l’Antiquité à l’époque moderne :

Le premier stoïcisme concevait déjà, semble‑t‑il, la beauté comme structure : “Chrysippe estime que la beauté ne consiste pas dans la juste proportion des éléments pris un à un, mais dans celle de leur assemblage” (Galien, Placita Hippocratis et Platonis, V, 3).

39Mais c’est sans doute la théorie de l’imitation qui a le mieux permis de se défaire de la question de la représentation :

La théorie de l’imitation aura sans doute été plus féconde qu’il ne semble. Débattue d’abord à la fin du xve siècle, la question de la seconde nature opposa deux courants de l’humanisme : les uns souhaitaient prendre Cicéron pour modèle unique, d’autres comme Politien conseillaient de s’inspirer de tous les auteurs anciens (on reconnaît là le débat sur le modèle unique ou pluriel en peinture). Dès lors, c’est l’imitation qui prend le pas sur la représentation. Elle n’est pas servilité, mais condition même de la création : l’origine des œuvres se trouve dans le monde des œuvres et non dans le monde transcendant des idées ou dans le monde empirique des choses. (p. 54)

40En effet l’imitation, telle qu’elle fut privilégiée par certains humanistes de jadis, se situe toute entière au sein de la sphère sémiotique.

41L’auteur défend une intéressante « Aphrodite sémiotique » (la beauté comme relation — entre parties, entre expression et contenu, entre œuvre et corpus, entre faits et valeurs), qui serait finalement la mère des deux autres, l’Aphrodite terrestre (la beauté rapportée à la représentation des choses du monde, conçue comme réalisme empirique) et l’Aphrodite céleste (la beauté rapportée à la représentation du divin, reconçue comme réalisme transcendant), en constatant qu’ « il reste à affirmer la beauté spécifique des textes, qui ne relèvent ni des corps ni des âmes, c’est‑à‑dire ni du monde physique ni de celui des représentations ». Il propose de penser que « c’est dans les rapports perçus entre ces fonds et ces formes que naissent sans doute les effets euphoriques que nous appelons la beauté », tout en rappelant que

[c]haque culture crée son Aphrodite et ses Grâces. C’est peut‑être le privilège des civilisations d’en créer qui soient désirables pour d’autres ; mais ce point fort délicat de la généralité du beau doit être abordé par des poétiques et stylistiques comparées, comme par des recherches fondamentales sur la perception sémantique et phonétique. (p. 72‑73)


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42L’éthos du chercheur a dans cet ouvrage quelque chose du savant renaissant, qui pouvait encore conjoindre en une seule figure complexe l’artiste et le scientifique, pouvoir critique, responsabilité éthique et conscience des traditions historiques dont ils héritaient constituant autant de points communs qui permettaient de les penser ensemble sans les confondre. L’auteur considère de fait la « déconstruction de la notion d’œuvre d’art » dans les théories contemporaines comme « un aspect d’un programme anti‑humaniste, pour autant, comme l’affirmait Pic de la Mirandole dans son Discours de la dignité humaine, que l’homme devient par ses œuvres son propre créateur. Violente, voire destructrice, la conception dyonisiaque de la création fait [au contraire] du créateur un Surhomme, dont l’œuvre ne serait qu’une émanation […] » (p. 196). Il dénonce ainsi les transgressions « décoiffante[s] » (p. 84), les postures superfétatoires et les mises en scène de soi comme autant de possibles conformismes.  Et regarde avec circonspection l’idée que « tout peut faire œuvre », idée qui est croquée avec humour :

Partout, l’on peut à présent soupçonner une œuvre : dans tel musée d’art contemporain, dans telle Biennale, qui n’a pas fait le tour d’une poussette vide laissée là un instant, ou d’une chaise inoccupée où le gardien signale sa présence diligente par une veste appendue au dossier ? Le doute s’installe, on en vient à scruter les extincteurs. (p. 19)

43Les savants décalages et la réhistoricisation de nos modes de pensée induisent dans cet ouvrage une dynamique extrêmement stimulante. L’auteur sait se placer dans la tradition historique et comparative germanique où des travaux de grande envergure comme ceux de Cassirer osaient embrasser de très larges aires culturelles, mais son originalité tient peut‑être plus encore à sa capacité à lier le rétrospectif et le prospectif : « Les théoriciens sont aussi des créateurs, parfois cacographes mais peut‑être en cela prophétiques » (p. 85), remarque qui évoque encore une fois la figure de Beckett : « Que cherche‑t‑il dans les langues ? Sans doute un nouveau matériau et la possibilité de “mal écrire” (Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981) » (p. 78) — c’est‑à‑dire de refuser, par l’écriture, la tyrannie de la normativité non critique.